Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1631

Louis Conard (Volume 7p. 382-385).

1631. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, dimanche, 3 heures, 31 décembre 1876.

Allons ! Ma pauvre fille, que 1877 vous soit léger. Vous savez ce que je souhaite, c’est-à-dire ce que je me souhaite, car votre bonheur est le mien !

Autrefois, ce jour-là (le jour de l’an), Julie nous ayant pris par la main, moi et ta mère, nous allions d’abord chez Mme Lenôtre, qui nous engouffrait dans son bonnet, en nous embrassant ; puis chez le père Langlois, chez M. et Mme Bapeaume, chez Mme Lormier, chez Mme Énault, et chez la mère Legras, pour finir par Mme Le Poittevin. Autant d’intérieurs différents et de figures que je revois nettement ! La longueur des boulevards m’ennuie encore ! Nous avions nos quatre petites fesses coupées par le froid et nos dents tenaient dans les morceaux de sucre de pomme à ne pouvoir les en retirer ! Quel tapage chez ton grand-père ! La porte ouverte à deux battants dès 7 heures du matin ! Des cartes plein un saladier, des embrassades tout le long de la journée, etc. Et demain zéro, solitude absolue ! C’est comme ça !

Je passerai mon temps à préparer la fin de ma seconde partie, qui sera ratée ou sublime. Je ne suis pas sans grandes inquiétudes sur Hérodias. Il y manque je ne sais quoi. Il est vrai que je n’y vois plus goutte ! Mais pourquoi n’en suis-je pas sûr, comme je l’étais de mes deux autres contes ? Quel mal je me donne !

Hier, pour rafraîchir ma pauvre caboche, j’ai fait une promenade à Canteleu. Après avoir marché pendant deux heures de suite, Monsieur a pris une chope chez Pasquet où on récurait tout, pour le jour de l’an. Pasquet a témoigné une grande joie en me voyant, parce que je lui rappelle « ce pauvre M. Bouilhet », et il a gémi plusieurs fois. Le temps était si beau, le soir, la lune brillait si bien qu’à 10 heures je me suis re-promené dans le jardin « à la lueur de l’astre des nuits ». Tu n’imagines pas comme je deviens « amant de la nature ». Je regarde le ciel, les arbres et la verdure avec un plaisir que je n’ai jamais eu. Je voudrais être vache pour manger de l’herbe.

J’ai lu la Correspondance de Balzac. Eh bien, c’est pour moi une lecture édifiante. Pauvre homme ! quelle vie ! comme il a souffert et travaillé ! Quel exemple ! Il n’est plus permis de se plaindre quand on connaît les tortures par où il a passé, — et on l’aime. Mais quelle préoccupation de l’argent ! Et comme il s’inquiète peu de l’Art ! Pas une fois il n’en parle ! Il ambitionnait la Gloire, mais non le Beau. D’ailleurs que d’étroitesses ! légitimiste, catholique, collectivement rêvant la députation et l’Académie française ! Avec tout cela, ignorant comme un pot et provincial jusque dans les moelles : le luxe l’épate. Sa plus grande admiration littéraire est pour Walter Scott.

J’aime mieux la Correspondance de Voltaire. L’ouverture du compas y est autrement large !

Je suis bien aise que tu te plaises au cours de Claude-Bernard. Quand tu voudras faire sa connaissance, rien de plus facile. En te recommandant de mon nom, je suis sûr qu’il t’accueillera très bien.

C’est une joie profonde pour moi, mon pauvre loulou, que de t’avoir donné le goût des occupations intellectuelles. Que d’ennui et de sottises il vous épargne ! Chez toi d’ailleurs le terrain était propice et la culture a été facile. Pauvre chat ! comme je t’aime et que j’ai envie de t’embrasser ! Quelles bavettes nous taillerons quand nous nous reverrons !

Je viens de recevoir le divin gingembre. Ça c’est une attention ! Et de plus, un bon paquet de tabac, autre douceur. Donc double remerciement. À 6 heures et demie je vais voir arriver ce bon Valère. Julie me charge de te souhaiter la bonne année.

Tu devrais bien prendre du papier plus grand.

Adieu. Je vous embrasse tous les deux et toi cent fois, ma pauvre chère fille.

Ta vieille nounou.