Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1623

Louis Conard (Volume 7p. 368-370).

1623. À IVAN TOURGUENEFF.
Jeudi, 14 décembre [1876].

Je ne savais plus que penser de votre silence, mon bon vieux ! et j’avais prié ma nièce (qui est à Paris depuis quelque temps) d’aller voir chez vous, si mon Tourgueneff n’était pas mort.

Vous me paraissez veule et triste. Pourquoi ? Est-ce la question d’argent ? Eh bien, et moi, donc ! Je n’en travaille pas moins, et même plus que jamais. Si je continue de ce train-là, j’aurai fini Hérodias à la fin de février. Au jour de l’an, j’espère être à la moitié. Que sera-ce ? Je l’ignore. En tout cas, ça se présente sous les apparences d’un fort gueuloir, car, en somme, il n’y a que ça : la Gueulade, l’Emphase, l’Hyperbole. Soyons échevelés !

J’ai lu, comme vous, quelques fragments de l’Assommoir. Ils m’ont déplu. Zola devient une précieuse, à l’inverse. Il croit qu’il y a des mots énergiques, comme Cathos et Madelon croyaient qu’il en existait de nobles. Le Système l’égare. Il a des Principes qui lui rétrécissent la cervelle. Lisez ses feuilletons du lundi, vous verrez comme il croit avoir découvert « le Naturalisme ! » Quant à la poésie et au style, qui sont les deux éléments éternels, jamais il n’en parle ! De même, interrogez notre ami Goncourt. S’il est franc, il vous avouera que la littérature française n’existait pas avant Balzac. Voilà où mènent l’abus de l’esprit et la peur de tomber dans les poncifs.

Avez-vous lu, dans le numéro de décembre de la feuille bulozienne, un article de Renan que je trouve incomparable comme originalité et hauteur morale ? De plus, dans le même numéro, un bavardage du citoyen Montégut, où tout en niant absolument mes livres (sans parler de Salammbô), il me compare à Molière et à Cervantès. Je ne suis pas modeste, mais, bien que seul et « dans le silence du cabinet », j’en ai rougi de honte. On n’est pas d’une bêtise plus dégoûtante.

Du reste, je ne lis aucun journal. C’est dimanche dernier que j’ai appris, par hasard, le changement de ministère, ce dont je me f… absolument, d’ailleurs. Quant à la guerre, je souhaite : 1o l’entier anéantissement de la Turquie et : 2o que le contre-coup ne nous atteigne pas, nous Français. Le refus de la Prusse de participer à l’Exposition me paraît une piètre idée. Petit ! petit !

N. B. — Maintenant, mon bon, répondez-moi nettement. Mes trois contes peuvent-ils avoir paru en russe au mois d’avril prochain (Hérodias peut être finie en février) ? Dans ce cas-là, il me serait possible de les publier en volume au commencement de mai. La pénurie ou je me trouve me fait désirer cela fortement. D’autre façon, je suis rejeté à l’hiver, ce qui me contrarierait.

Pour aller plus vite, il est bien probable que je vais rester ici jusqu’à la fin de janvier. Mais quel festival, quand je reviendrai près de vous ! Il me tarde d’y être.

Allons, secouez votre paresse ! Écrivez-moi ! Je suis vertueux et mérite des égards.

Votre G. F. vous embrasse tendrement.

Quelle histoire que celle du sieur de Germiny[1] arrêté comme boulgre ! Voilà de ces anecdotes qui consolent et aident à supporter l’existence.


  1. Eugène Lebègue, comte de Germiny, fils de l’ancien gouverneur de la Banque de France, né à Paris, le 11 juillet 1841. Nommé en 1875 secrétaire du Conseil général de la Seine, il fut surpris avec le nommé Chonard dans un urinoir des Champs Élysées dans une attitude scandaleuse. Arrêté, il frappa un des agents.