Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1624

Louis Conard (Volume 7p. 371-373).

1624. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, vendredi, 2 heures [15 décembre 1876.]
Mon Caro,

Tu es bien gentille, mais tu lis mes épîtres sans attention. Autrement tu aurais répondu à une question que je t’ai adressée dans la dernière :

N. B. — Que sont devenus, où as-tu mis le châle et le chapeau de jardin de ma pauvre maman ? J’aime à les voir et à les toucher de temps à autre. Je n’ai pas assez de plaisirs dans le monde pour me refuser celui-là !

Maintenant, parlons d’autres choses.

Il me semble que tu es partie d’ici depuis un an ! Malgré cela, les journées me semblent courtes. Explique cette contradiction ! Je continue à piocher roide ; le moins : huit à dix heures par jour. Depuis deux ou trois nuits, je dors un peu mieux, Dieu merci ! Et mes maux de tête ont disparu. Ma journée de dimanche, mes « parties de plaisir », comme disait l’Espagnol[1], ne m’ont pas été favorables, car lundi je n’ai pu travailler. J’étais triste et bête. D’où je conclus que la distraction ne distrait pas ; elle fait qu’on s’aperçoit de sa fatigue, voilà tout. Dans une quinzaine, peut-être une huitaine, je serai au milieu de ma seconde partie. Aussi serait-il plus sage de rester dans mon antre jusqu’à la fin de janvier. J’y suis à peu près résolu. De cette manière-là, j’arriverais à Paris n’ayant plus que peu de pages à écrire pour en avoir fini, et tout serait terminé au commencement de mars. Suis-je assez vertueux avoue-le ! Mais quels dérèglements quand j’apparaîtrai dans la capitale ! Que de champagne ! Quelles actrices !

Le Moscove m’a enfin donné de ses nouvelles. Il n’avait aucune raison pour ne pas m’écrire, sinon la paresse. Mon illustre ami me semble devenir très vache !…

Procure-toi le numéro de la Revue des Deux Mondes du 1er décembre. Tu y liras un article de Renan[2] que je trouve incomparable comme élévation d’esprit et hauteur morale. De plus, dans une élucubration du sieur Montégut sur « les romanciers contemporains », tu verras que ladite Revue revient joliment sur le compte de vieux. On nie tous mes livres, et on ne cite même pas Salammbô ! Mais, à propos de Madame Bovary, je suis comparé à Cervantès et à Molière, ce qui est d’une bêtise dégoûtante. N’importe ! Le revirement me semble comique !

Nouvelles du ménage : je surveille les plantations d’arbres dans le jardin et je me suis acheté une paire de chaussons de Strasbourg !  !  ! Que je fais claquer par Remoussin ! Tous les après-midi je me promène après déjeuner. La campagne est encore charmante. Il y a huit jours j’ai trouvé des marguerites dans les cours.

Non ! Je n’ai pas lu l’article sur l’Ami Fritz[3], par la raison que je ne l’ai pas reçu, pas plus que celui sur la Comtesse Romani.

Ne t’inquiète pas de la Correspondance de Balzac. Je la lirai quand je n’aurai rien de mieux à faire. Mme Lapierre en raffole. Elle ne parlait pas d’autre chose dimanche. J’attends sa visite demain ou après-demain et j’ai refusé de me re-asseoir à sa table hospitalière la semaine prochaine : 1o parce que ça me dérange et 2o les fiacres de la bonne ville de Rouen deviennent de plus en plus impossibles.

Ernest a-t-il vu M. Guéneau de Mussy ? Et l’illustre Bataille ? Quand il viendra (Ernest), préviens-moi ! Je n’aime pas les surprises.

Et la peinture ? Tu sais bien, loulou, que pour orner le grand panneau de l’escalier tu me dois un vénitien, quelque chose de royal et d’archicoloré. Fais ce sacrifice, et je te ferai remarquer que, moi, je t’écris des lettres longues, tandis que tu prends de grandes enveloppes et du petit papier. Adieu, pauvre chérie, je t’embrasse très fort.

Bon nègre.

  1. Surnom d’un cousin.
  2. La Prière sur l’Acropole.
  3. L’Ami Fritz, comédie en trois actes, en prose, par Erckmann-Chatrian.