Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1621

Louis Conard (Volume 7p. 364-368).

1621. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset], samedi, 3 heures 9 décembre 1876.
Mon pauvre Chat,

Je n’ai pas répondu immédiatement à ta lettre de jeudi parce que j’attendais l’argent, pour te dire « je l’ai reçu ». Noémie est présentement partie à Rouen le toucher. Son service est très agréable. Elle est vive, économe et connaît toutes mes manies.

Le déjeuner de jeudi (Fortin y était) s’est passé fort bien. Ce bon Laporte, que tu verras la semaine prochaine, m’a fait présent d’un panier de pommes de reinette superbes. On n’est pas gentil et attentionné comme ce garçon-là ! Demain nous déjeunons ensemble chez Bataille, qui m’a re-écrit pour m’inviter, ajoutant en P. S. que nous causerions « des affaires de l’État et d’autres » ; ce qui montre qu’il est plein de bonne volonté pour Ernest. Après le déjeuner, Valère me reconduira ici dans sa voiture ; puis j’irai dîner chez Mme Lapierre, qui m’a écrit, dans ce but, un billet fort aimable. Donc, la journée de demain sera une journée de débauche. Je n’éprouve d’ailleurs aucun besoin de distraction, et me trouve très bien dans mon pauvre Croisset, que j’aime de plus en plus. On y est si tranquille ! Or, je n’éprouve plus que ce besoin-là : la tranquillité ! (phrase où il y a un peu « d’exagération », car j’éprouve bien d’autres besoins ; c’est pour dire que ce besoin-là est constant). Elle se résume pour moi en deux points : 1o qu’on ne m’agace pas les nerfs, et 2o que je n’aie pas la cervelle troublée par des idées étrangères à la sacro-sainte littérature.

Aussi ai-je fini la première partie d’Hérodias. Elle est même recopiée, et dès ce soir je me mets à la seconde.

Ce matin, j’ai eu à déjeuner votre fermier de Pissy qui apportait des arbres. On va les planter, et un de ces jours Chevalier ira en chercher d’autres, avec des rhododendrons qui feront très bon effet sur la terrasse ; l’allée d’icelle est terminée.

De quoi ai-je causé avec le sieur Quibel ? De cidre, tout le temps. J’en ai bu une carafe… de doux et j’ai même un peu la colique, pour le moment (si tu veux savoir mon entière conduite) ; de plus, comme, afin de suivre tes ordres, j’avais pris hier au soir une pilule, me voilà tout à fait relâché ! Ce qui me comble de joie.

Tu fais donc de la « gymnastique en chambre », pauvre loulou ! Cela rentre tout à fait dans la physiologie de l’homme de cabinet ! As-tu des haltères ? Je voudrais te voir dans les exercices. Le principal est que la santé va mieux.

À propos de santé, la jaunisse qui est venue à ton élève[1], par suite d’une contrariété, m’emplit d’estime pour elle. La jeune fille est de nature passionnée. C’est bien. Mais quel dommage qu’elle soit si laide ! As-tu vu l’époux de Fanny ? Comment est-il ? N’est-ce pas que Ninette (Mme de Girardin) est agréable ? En costume de soirée, elle gagne à être vue, parce qu’elle est très bien faite.

Tu me dis que Balzac devait me ressembler. J’en étais sûr. Théo prétendait souvent qu’à m’entendre parler c’était tout comme, et que nous nous serions chéris. A-t-il été assez calomnié pendant sa vie, ce pauvre grand homme ! Il passait pour immoral, infâme, etc. Comme si un observateur pouvait être méchant ! La première qualité pour voir est de posséder de bons yeux. Or, s’ils sont troublés par les passions, c’est-à-dire par un intérêt personnel, les choses vous échappent. Un bon cœur donne tant d’esprit !

Le P. Didon a raison : « le moyen de guérir l’âme est de mettre le corps en bon état. » Mais avec la robe qu’il porte, il n’aurait pas eu cette idée-là, il y a cent ans, ni peut-être même cinquante.

As-tu un peu repris les globules et les tissus ? ces chers tissus ! Puisque ton ménage commence à se débrouiller, il faut se remettre aux fortes études. Moi, je ne lis rien du tout, sauf, après mon dîner, du La Bruyère ou du Montaigne, pour me retremper dans les classiques ; et j’ignore tellement ce qui se passe dans le monde que jeudi dernier, seulement, j’ai appris la chute du ministère ! Événement dont je me fiche comme de colin-tampon. Tout à l’heure en déjeunant avec « qui dit, dit-il[2] », je me faisais cette réflexion : ce paysan est moins stupide que les trois quarts des bourgeois, lesquels sont toujours à s’agiter d’après le journal, et qui tournent comme des girouettes, tous les matins, selon ce que on dit. Voilà ce qui me soutient encore : la haine des bourgeois. J’ai beau ne pas en voir, n’importe ! quand j’y songe, je bondis.

Penses-tu que, mardi prochain, vieux aura cinquante-cinq ans !

Qu’as-tu fait du châle et du chapeau de jardin de ma pauvre maman ? Je les ai cherchés dans le tiroir de la commode et ne les ai pas trouvés ; car j’aime de temps à autre à revoir ces objets et à rêver dessus. Chez moi, rien ne s’efface.

Adieu, pauvre fille.

Ta vieille nounou.

Pas la moindre nouvelle du Moscove ! C’est étrange ! Est-il malade ? Si tu passais devant sa maison, entres-y pour savoir ce qu’il a. Après tout, il est peut-être trop occupé par les Viardot ? La reine de Hollande m’a fait dire qu’« elle regrettait beaucoup » de ne m’avoir pas vu à son dernier voyage ! Ça, c’est tout à fait de l’éluite ! même plus que de l’éluite !


  1. À cette époque, Mme Commanville donnait des leçons de dessin et de peinture.
  2. Le fermier de Pissy.