Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1585

Louis Conard (Volume 7p. 306-309).

1585. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Croisset, 19 juin 1876.

Me voilà revenu dans cette vieille maison, que j’avais quittée l’année dernière aux trois quarts mort de découragement ! Les choses ne sont pas superbes, mais enfin elles sont tolérables. Je me suis remâté, j’ai envie d’écrire. J’espère en une période assez longue de paix. Il n’en faut pas demander plus aux dieux ! Ainsi soit-il ! Et pour vous dire la vérité, chère vieille amie, je jouis de me retrouver chez moi, comme un petit bourgeois, dans mes fauteuils, au milieu de mes livres, dans mon cabinet, en vue de mon jardin. Le soleil brille, les oiseaux roucoulent comme des amoureux, les bateaux glissent sans bruit sur la rivière toute plate, et mon conte avance ! Je l’aurai fini probablement dans deux mois.

L’Histoire d’un cœur simple est tout bonnement le récit d’une vie obscure, celle d’une pauvre fille de campagne, dévote mais mystique, dévouée sans exaltation et tendre comme du pain frais. Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu’elle soigne, puis son perroquet ; quand le perroquet est mort, elle le fait empailler et, en mourant à son tour, elle confond le perroquet avec le Saint-Esprit. Cela n’est nullement ironique comme vous le supposez, mais au contraire très sérieux et très triste. Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant une moi-même. Hélas ! oui, l’autre samedi, à l’enterrement de George Sand, j’ai éclaté en sanglots, en embrassant la petite Aurore, puis en voyant le cercueil de ma vieille amie.

Les journaux n’ont pas dit toute la vérité. La voici : Mme Sand n’a reçu aucun prêtre et est morte parfaitement impénitente. Mais Mme Clésinger, par chic, a télégraphié à l’évêque de Bourges pour demander des obsèques catholiques. L’évêque s’est empressé de répondre : « oui ». Maurice, qui est maire du pays, a craint de faire scandale ; mais je suspecte le docteur Favre et le bon Alexandre Dumas d’avoir fortement contribué à cette bassesse ou convenance. Quant à la belle-fille, elle s’est tenue à l’écart, plus pieuse envers la mémoire de la pauvre femme que tous les autres. Les amis sont restés en dehors du cimetière ; Dumas et le prince Napoléon sont seuls entrés dans l’église. Vous connaissez tous les autres détails.

J’avais fait le voyage en compagnie du Prince, qui a été tout le temps parfait de tact et de simplicité. Renan était avec nous. Je suis revenu à Paris après deux nuits passées en chemin de fer, brisé de corps et d’âme. Le lendemain de mon arrivée à Croisset j’ai appris la mort de mon plus vieux camarade d’école et de collège (Ernest Lemarié, le fils d’un avocat de Rouen) ; et voilà !

Il y avait beaucoup de monde à l’enterrement de George Sand. Quinze personnes étaient venues de Paris. Il pleuvait à verse. Une foule de bonnes gens de la campagne marmottaient des prières en roulant leur chapelet. Cela ressemblait à un chapitre d’un de ses romans. J’ai été tout étonné de ne pas y voir Mme Plessis. Que devient-elle ? Comme je n’aime pas les choses solennelles, irrévocables, je n’ai point assisté à sa représentation d’adieu. Une fois, cet hiver, après votre départ, je me suis présenté chez elle sans la trouver.

Avez-vous lu les Dialogues philosophiques de Renan ? Moi, je trouve ça très haut, très beau. Connaissez-vous les Fioretti de saint François ? Je vous en parle parce que je viens de me livrer à cette lecture édifiante. Et, à ce propos, je trouve que, si je continue, j’aurai ma place parmi les lumières de l’Église. Je serai une des colonnes du temple. Après saint Antoine, saint Julien ; et ensuite saint Jean-Baptiste ; je ne sors pas des saints. Pour celui-là je m’arrangerai de façon à ne pas « édifier ». L’histoire d’Hérodias, telle que je la comprends, n’a aucun rapport avec la religion. Ce qui me séduit là-dedans, c’est la mine officielle d’Hérode (qui était un vrai préfet) et la figure farouche d’Hérodias, une sorte de Cléopâtre et de Maintenon. La question des races dominait tout. Vous verrez cela, d’ailleurs.

Parlez-moi de vous. Écrivez-moi longuement, très longuement.