Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1586
Vous m’avez prévenu, mon cher Maurice. Je voulais vous écrire, mais j’attendais que vous fussiez un peu plus libre, plus seul. Merci de votre bonne pensée.
Oui, nous nous sommes compris, là-bas ! (Et si je ne suis pas resté plus longtemps, c’est que mes compagnons m’ont entraîné.) Il m’a semblé que j’enterrais ma mère une seconde fois. Pauvre chère grande femme ! Quel génie et quel cœur ! Mais rien ne lui a manqué, ce n’est pas elle qu’il faut plaindre.
Qu’allez-vous devenir ? Resterez-vous à Nohant ? Cette bonne vieille maison doit vous sembler odieusement vide ! Mais vous, au moins, vous n’êtes pas seul ! Vous avez une femme… rare ! et deux enfants exquis. Pendant que j’étais chez vous, j’avais par-dessus mon chagrin deux envies : celle d’enlever Aurore, et celle de tuer M. Adrien Marx[1]. Voilà le vrai ; il est inutile de vous faire la psychologie de la chose.
J’ai reçu hier une lettre très attendrie du bon Tourgueneff. C’est lui aussi qui l’aimait ! Mais qui donc ne l’aimait pas ? Si vous aviez vu, à Paris, le tourment de Martine[2] ! Cela était navrant.
Plauchut est encore à Nohant, je suppose ? Dites-lui que je l’aime pour l’avoir vu verser tant de larmes.
Et laissez couler les vôtres, mon cher ami, faites tout ce qu’il faut pour ne pas vous consoler — ce qui serait d’ailleurs impossible. N’importe ! dans quelque temps vous trouverez en vous-même une grande douceur par cette seule idée que vous étiez un bon fils et qu’elle le savait bien. Elle parlait de vous comme d’une bénédiction.
Et quand vous aurez été la rejoindre, quand les arrière-petits-enfants des petits-enfants de vos fillettes auront été la rejoindre eux-mêmes, et qu’il ne sera plus question depuis longtemps des choses et des gens qui nous entourent, — dans plusieurs siècles — des cœurs pareils aux nôtres palpiteront par le sien ! On lira ses livres, c’est-à-dire qu’on songera d’après ses idées et qu’on aimera de son amour.
Mais tout cela ne vous la rend pas ! N’est-ce pas ? Avec quoi donc nous soutenir, si l’orgueil nous manque, et quel homme plus que vous doit avoir celui de sa mère !
Allons, mon cher ami, adieu ! Quand nous reverrons-nous maintenant ? Comme j’aurais besoin de parler d’elle, insatiablement !
Embrassez pour moi Mme Maurice, comme je l’ai fait dans l’escalier de Nohant, et vos petites.
À vous, du fond du cœur.