Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1551
Sera-ce aujourd’hui que je vais avoir une lettre de ma pauvre fille ?
J’ai beau regarder les poissons du vivier, puis la mer, et me promener et me baigner tous les jours, la préoccupation de l’avenir ne me quitte pas. Quel cauchemar. Ah ! ton pauvre mari n’était pas né pour faire mon bonheur. Mais n’en parlons plus : à quoi bon ? Je t’assure que je suis bien raisonnable. J’ai même essayé de commencer quelque chose de court, car j’ai écrit (en trois jours) ! Une demi-page du plan de la Légende de Saint Julien l’Hospitalier. Si tu veux la connaître, prends l’Essai sur la peinture sur verre, de Langlois[1]. Enfin je me calme, à la surface du moins ; mais le fond reste bien noir.
Je mène une petite vie douce et abrutissante. Coucher avant 10 heures, lever vers 8 ou 9. Je ne fais rien du tout, et mon oisiveté ne me pèse plus. J’arrive souvent à ne plus songer à rien. Ce sont les meilleurs moments.
Mes fenêtres donnent sur une place au delà de laquelle se trouve le bassin. Les fortifications du vieux Concarneau (un mur crénelé avec deux tours et un pont-levis) s’étendent par derrière. Je vois tout le quai en enfilade, et les petits bateaux qui pêchent la sardine. Tantôt, j’ai passé une heure à les regarder rentrer, puis j’ai fait un somme sur mon lit. Le réveil n’est jamais gai. Quand la réalité me reprend, quel pincement !
Pennetier nous a quittés avant-hier et je reste seul avec le bon Pouchet que j’envie profondément. Comme il est d’aplomb ! Moi, je me sens déraciné et roulant au hasard comme une algue morte.
Mais je veux me forcer à écrire Saint Julien. Je ferai cela comme un pensum, pour voir ce qui en résultera. Le séjour de Concarneau a pour moi deux inconvénients : l’odeur de la sardine qui vous empoisonne, et la toux, le graillonnement horrible d’un voisin qui habite une chambre près de la mienne. Quant à ma santé physique, elle est très bonne.
Il va être bientôt 4 heures. J’attends la poste pour continuer mon épître.
Ta lettre de jeudi m’arrive à l’instant…
Pauvre loulou, tu m’as l’air bien dolente et fatiguée ? C’est le résultat de la jolie vie que nous avons menée depuis cinq mois ! Tu as raison, je crois que tu seras moins triste à Paris. Mais comment va se passer l’hiver ? Problème.
Que dis-tu d’un M. Spoll, qui me croit propriétaire du château d’Ouville et qui m’y a adressé une lettre pour me demander de collaborer au Tour de France, publication qui doit faire pendant à celle du Tour du monde ? Une autre lettre que tu m’as renvoyée, et que j’ai reçue hier, était de Burty[2]. Je te dis cela pour continuer notre communisme, pauvre chérie.
Mon compagnon vient me chercher pour prendre notre bain : c’est l’heure. Mais le temps me semble bien rafraîchi et la marée est trop basse. Je crois que je vais caler.
En effet, j’ai calé. Il faisait trop frais. Mais j’ai joui d’un coucher de soleil splendide. Un vrai Claude Lorrain. Que n’étais-tu là, pauvre fille, toi qui admires tant la nature ! Je me figurais ta gentille personne installée, près de moi, sur la plage, devant un chevalet et barbouillant bien vite les nuages, pour les saisir dans leur bon moment…
[Adieu, ma pauvre enfant.
Ton vieux qui te chérit.]
- ↑ E.-H. Langlois : Essai historique et descriptif sur la peinture sur verre… et sur les vitraux les plus remarquables… (Rouen, 1832, in-8o). — On se rappelle la dernière phrase de la Légende de Saint Julien l’Hospitalier : « Et voilà l’histoire de Saint Julien l’Hospitalier, telle, à peu près, qu’on la trouve sur un vitrail d’église, dans mon pays ». Le vitrail est dans la cathédrale de Rouen, à gauche du chœur, entre le transept gauche et le fond de l’abside. L’ouvrage de Langlois donne le détail de cette verrière et son dessin, d’après deux planches gravées par Mlle Espérance Langlois. (Note de René Descharmes, édition Santandréa).
- ↑ Philippe Burty, collectionneur et critique d’art.