Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1550

Louis Conard (Volume 7p. 260-261).

1550. À SA NIÈCE CAROLINE.
Concarneau, mardi 4 heures [21 septembre 1875].

Ta lettre de dimanche m’arrive, mon Caro : tu vois quel temps il nous faut pour correspondre. Comme je tremble ! Je suis obligé de m’arrêter à chaque lettre : c’est le résultat de mes petites émotions.

Depuis samedi, j’ai attendu anxieusement le télégramme promis par Ernest et, si je n’avais pas eu ta lettre de tout à l’heure, je t’en aurais envoyé un. J’ai beau faire de grands efforts pour ne pas songer à l’avenir, cela m’est impossible. Je me demande sans cesse : « Comment vivrons-nous ? puisque tous nos revenus, et au delà, sont engagés ? » Cette préoccupation me ronge comme un cancer. Tu me dis de ne pas songer au passé. À quoi veux-tu que je songe ? À l’avenir ! Il est si triste qu’il m’épouvante !

Relativement, cependant, je me sens beaucoup mieux. Je n’ai plus d’étouffements et les accès de larmes sont plus rares ; je dors et mange bien. Mes compagnons (qui sont fort aimables) prétendent que j’ai déjà engraissé. Tous les jours, je prends un bain de mer. Hier nous avons été voir un pardon aux environs (à Pont-Aven). Aujourd’hui j’ai passé tout l’après-midi au vivier, où j’ai vu deux homards changer de carapace.

Tantôt, à midi, Pouchet et moi, nous avons envoyé à M. et Mme Sabatier[1] un petit mot d’affection par le télégraphe. Il leur sera parvenu avant la visite que tu dois leur avoir faite : de cette manière-là tu auras de mes nouvelles. Concarneau est un charmant pays. Quelles bonnes vacances j’y passerais si j’avais l’esprit libre et le cœur desserré ! Tout m’y rappelle le Trouville du bon vieux temps.

Si je n’avais pas de difficulté matérielle à écrire, je t’en ferais une description. Quand mes pauvres nerfs seront-ils un peu raffermis ? Ah ! ton pauvre vieux bonhomme d’oncle est bien démoli, ma chère enfant. Ma lettre ne partira que demain matin, à 8 heures, et ne doit pas t’arriver avant après-demain jeudi, dans l’après-midi. Ainsi je ne puis avoir de réponse à cette lettre avant dimanche, à 4 heures du soir ! Dis-moi si je ne me trompe pas dans mon calcul.

Julio s’est-il consolé de mon absence ? Donne-lui un baiser sur le front, de ma part.

As-tu repris la peinture ?

J’ai rêvé de Croisset toute la nuit dernière.

Ma pensée ne vous quitte pas.

Adieu, pauvre chat, je t’embrasse tendrement.

Ton vieux.


  1. L’amie de Mme Commanville, Frankline Grout, dont il est très souvent question dans ces Lettres à sa nièce, venait d’épouser Auguste Sabatier, le savant professeur de théologie de la Faculté de Strasbourg.