Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1549

Louis Conard (Volume 7p. 257-260).

1549. À SA NIÈCE CAROLINE.
Concarneau, Hôtel Sergent, samedi 3 heures.
18 septembre 1875.
Ma chère Fille,

Tu as dû recevoir de moi un télégramme jeudi, dès mon arrivée. J’en attends un d’Ernest aujourd’hui. Il m’avait promis de m’en envoyer un pour me dire que la liquidation était déclarée ! La poste arrive ici à 3 h. ½, et le départ a lieu à 8 heures du matin. Pour que j’aie tes lettres le lendemain, il faut que tu les mettes à la poste par le bateau de 9 heures ; les miennes ne t’arriveront guère qu’à trois jours de date.

Je voulais t’envoyer une description de l’endroit où je me trouve, mais je tremble de plus en plus. J’ai beaucoup de mal à écrire, matériellement, et les sanglots m’étouffent. Il faut que je m’arrête. Quand donc cela finira-t-il ? Ah ! le chagrin me submerge, ma pauvre enfant ; mon cœur est plein, et pourtant je ne trouve rien à te dire.

Mes compagnons Pennetier[1] et Pouchet sont fort aimables. Nous prenons tous les jours des bains de mer ensemble.

4 heures.

Ta lettre de jeudi m’arrive et me fait beaucoup de bien. Pauvre Caro, comment peux-tu me recommander de ne pas penser à toi ! Je ne fais que ça, malheureusement.

Je crois cependant que Concarneau me fera du bien, ou du moins je veux l’espérer.

Ma faiblesse nerveuse m’étonne moi-même et m’humilie. Mais enfin je ne t’afflige plus par le spectacle de ma tristesse. Tu as assez de la tienne, pauvre enfant.

Oui, les deux jours passés à Deauville ont été durs, mais je me suis bien conduit : j’ai eu la force de dissimuler ce que j’éprouvais. Beaucoup de choses que je revois ici réveillent les souvenirs de mon voyage de Bretagne et ne me rendent pas gai.

Je me fais des raisonnements ; je me dis que l’avenir sera peut-être bon. Mais j’ai un fond de désespoir qui me remonte à la gorge bien vite. Ah ! que je voudrais écraser mon cœur sous mes talons. Voyons ! calmons-nous.

Ton époux n’est pas fort sur les itinéraires. Il s’était trompé pour le bateau de Trouville et il a manqué me faire passer en route, pour venir ici, vingt-quatre heures de plus qu’il ne le fallait. J’ai été de Lisieux au Mans où j’ai pris le train de Brest, à 1 heure de nuit. À Redon, j’ai pris le chemin de Lorient et je me suis arrêté à Rosporden à 10 heures du matin ; j’en suis reparti à 2 heures et à 3 heures j’étais ici. La vue des bonnets de femmes m’a fait plaisir et je me suis retrouvé dans une auberge du bon vieux temps avec une sensation de rafraîchissement. Cela vous sort de la banalité des hôtels et de l’éternel garçon en habit noir couvert de taches. J’ai passé la nuit de mercredi à regarder la lune : elle courait aussi vite que le wagon, derrière les arbres qui bordaient la route. Heureusement, je n’avais personne à côté de moi. Tout mon voyage s’est passé sans désagrément, mais non sans fatigue, car je suis arrivé ici brisé et crevant de sommeil et de faim.

Mme Sergent est au niveau de sa réputation. J’ai une très jolie chambre donnant sur le bassin. Ah ! si je pouvais me remettre au travail ! Mais… tant que je ne saurai pas à quoi m’en tenir sur ce qui nous restera, je n’aurai aucune liberté d’esprit. Il y a de l’espoir, et un grand espoir, du côté de M. Delahante[2]. Si cette affaire-là réussissait (l’achat de la scierie par une compagnie de chemin de fer), ce serait bien bon !

J’écrirai à Ernest un de ces jours. Ne le décourage pas, le pauvre garçon ! Car il n’a pas d’autre conduite à tenir que de remonter son établissement. Plus tu m’écriras souvent, plus tu me feras plaisir.

Adieu, mon pauvre Caro. Je t’embrasse bien tendrement.

Ton vieux.


  1. Le docteur Pennetier, directeur du Muséum de Rouen, mort en 1924.
  2. Acquéreur de la ferme de Deauville, pour la somme de 200 000 francs.