Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1466

Louis Conard (Volume 7p. 161-163).

1466. À GEORGE SAND.
Kaltbad-Rigi, vendredi 3 juillet 1874.

Est-il vrai, chère maître, que la semaine dernière vous êtes venue à Paris ? J’y passais pour aller en Suisse et j’ai lu « dans une feuille » que vous avez été voir les Deux Orphelines, fait une promenade au bois de Boulogne, dîné chez Magny, etc. ; ce qui prouve que, grâce à la liberté de la presse, on n’est pas maître de ses actions. D’où il résulte que le P. Cruchard vous garde rancune pour ne l’avoir pas averti de votre présence dans la « nouvelle Athènes ». Il m’a semblé qu’on y était plus bête et plus plat que d’habitude. La politique en est arrivée au bavachement ! On m’a corné les oreilles avec le retour de l’Empire. Je n’y crois pas ! Cependant ?… Alors, il faudrait s’expatrier. Mais où et comment ?

C’est pour une pièce, que vous êtes venue ? Je vous plains d’avoir affaire à Dusquesnel ! Il m’a fait remettre le manuscrit du Sexe faible par l’intermédiaire de la direction des théâtres, sans un mot d’explication, et dans l’enveloppe ministérielle se trouvait une lettre du sous-chef, qui est un morceau ! Je vous la montrerai. C’est un chef-d’œuvre d’impertinence ! On n’écrit pas de cette façon-là à un gamin de Carpentras apportant un vaudeville au théâtre Beaumarchais.

C’est cette même pièce, le Sexe faible, qui, l’année dernière, avait enthousiasmé Carvalho ! Maintenant personne n’en veut plus, car Perrin trouve qu’il serait inconvenant de mettre sur la scène des Français « une nourrice et un berceau ». Ne sachant qu’en faire, je l’ai portée au théâtre de Cluny.

Ah ! que mon pauvre Bouilhet a bien fait de crever ! Mais je trouve que l’Odéon pourrait marquer plus d’égards pour ses œuvres posthumes.

Sans croire à une conjuration d’Holbachique, je trouve aussi qu’on me trépigne un peu trop depuis quelque temps ; et on est si indulgent pour certains autres !

L’Américain H[arrisse] m’a soutenu l’autre jour que Saint-Simon écrivait mal. Là, j’ai éclaté et je l’ai traité d’une façon telle qu’il ne recommencera plus devant moi l’éructation de sa bêtise. C’était chez la Princesse, à table ; ma violence a jeté un froid.

Vous voyez que votre Cruchard continue à n’entendre point la plaisanterie sur sa religion ! Il ne se calme pas, au contraire !

Je viens de lire la Création naturelle de Haeckel ; joli bouquin, joli bouquin ! Le darwinisme m’y semble plus clairement exposé que dans les livres de Darwin même.

Le bon Tourgueneff m’a envoyé de ses nouvelles du fond de la Scythie. Il a trouvé le renseignement qu’il cherchait pour un livre qu’il va faire. Le ton de sa lettre est folâtre, d’où je conclus qu’il se porte bien. Il sera de retour à Paris dans un mois.

Il y a quinze jours, j’ai fait un petit voyage en Basse-Normandie, où j’ai découvert enfin un endroit propice à loger mes deux bonshommes. Ce sera entre la vallée de l’Orne et la vallée d’Auge. J’aurai besoin d’y retourner plusieurs fois.

Dès le mois de septembre, je vais donc commencer cette rude besogne. Elle me fait peur, et j’en suis d’avance écrasé.

Comme vous connaissez la Suisse, il est inutile que je vous en parle et vous me mépriseriez si je vous disais que je m’y embête à crever. J’y suis venu par obéissance, parce qu’on me l’a ordonné, pour me dérougir la face et me calmer les nerfs ! Je doute que le remède soit efficace ; en tout cas, il m’aura été mortellement ennuyeux. Je ne suis pas l’homme de la nature et je ne comprends rien aux pays qui n’ont pas d’histoire. Je donnerais tous les glaciers pour le musée du Vatican. C’est là qu’on rêve. Enfin, dans une vingtaine de jours je serai recollé à ma table verte, dans un humble asile où vous m’avez l’air de ne plus vouloir venir !