Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1465
Moi aussi j’ai chaud, et je possède cette supériorité ou infériorité sur vous que je m’embête d’une façon gigantesque. Je suis venu ici pour faire acte d’obéissance, parce qu’on m’a dit que l’air pur des montagnes me dérougirait et me calmerait les nerfs. Ainsi soit-il. Mais jusqu’à présent je ne ressens qu’un immense ennui, dû à la solitude et à l’oisiveté ; et puis, je ne suis pas l’homme de la Nature : « ses merveilles » m’émeuvent moins que celles de l’Art. Elle m’écrase sans me fournir aucune « grande pensée ». J’ai envie de lui dire intérieurement : « C’est beau ; tout à l’heure je suis sorti de toi ; dans quelques minutes j’y rentrerai ; laisse-moi tranquille, je demande d’autres distractions. » Les Alpes, du reste, sont en disproportion avec notre individu. C’est trop grand pour nous être utile. Voilà la troisième fois qu’elles me causent un désagréable effet. J’espère que c’est la dernière. Et puis mes compagnons, mon cher vieux, ces messieurs les étrangers qui habitent l’hôtel ! tous Allemands ou Anglais, munis de bâtons et de lorgnettes. Hier, j’ai été tenté d’embrasser trois veaux que j’ai rencontrés dans un herbage, par humanité et besoin d’expansion. Mon voyage a mal commencé, car je me suis fait, à Lucerne, extraire une dent par un artiste du lieu. Huit jours avant de partir pour la Suisse j’ai fait une tournée dans l’Orne et le Calvados et j’ai enfin trouvé l’endroit où je gîterai mes deux bonshommes. Il me tarde de me mettre à ce bouquin-là, qui me fait d’avance une peur atroce.
Vous me parlez de Saint Antoine et vous me dites que le gros public n’est pas pour lui. Je le savais d’avance, mais je croyais être plus largement compris du public d’élite. Sans Drumont et le petit Pelletan, je n’aurais pas eu d’article élogieux. Je n’en vois venir aucun du côté de l’Allemagne. Tant pis ! à la grâce de Dieu ; ce qui est fait est fait et puis, du moment que vous aimez cette œuvre-là, je suis payé. Le grand succès m’a quitté depuis Salammbô. Ce qui me reste sur le cœur, c’est l’échec de l’Éducation sentimentale ; qu’on n’ait pas compris ce livre-là, voilà ce qui m’étonne.
J’ai vu jeudi dernier le bon Zola qui m’a donné de vos nouvelles (car votre lettre du 27 m’a rattrapé à Paris, le lendemain). Sauf vous et moi, personne ne lui a parlé de la Conquête de Plassans, et il n’a pas eu un article, ni pour ni contre. Le temps est dur pour les Muses. Paris m’a d’ailleurs semblé plus bête et plus plat que jamais. Si détachés que nous soyons l’un et l’autre de la politique, nous ne pouvons pas nous empêcher d’en gémir, ne serait-ce que par dégoût physique.
Ah ! mon cher bon vieux Tourgueneff, que je voudrais être à l’automne pour vous avoir chez moi, à Croisset, pendant une bonne quinzaine ! Vous apporterez votre besogne, et je vous montrerai les premières pages de B. et P. qui, espérons-le, seront faites, et puis, je vous ouïrai.
Où êtes-vous présentement, en Russie ou à Carlsbad ? Ce qui serait sublime, ce serait de revenir en France par le Rigi. Mais les De… ne sont plus de ce monde. Je résiste à l’envie de me rembarquer sur le lac et de passer le Saint-Gothard pour aller finir mon mois à Venise. Là, au moins, je m’amuserais.
Ma nièce doit être actuellement au delà de Stockholm, elle compte être revenue à Dieppe à la fin de juillet.
Pour m’occuper, je vais tâcher de creuser deux sujets encore fort obscurs. Mais je me connais, je ne ferai ici absolument rien. Il faudrait avoir vingt-cinq ans et se promener ici avec la bien-aimée. Les chalets se suivant dans l’eau sont des nids à passion. Comme on la serrerait bien contre son cœur au bord des précipices ; quelles expansions, couchés sur l’herbe, au bruit des cascades, avec le bleu dans le cœur et sur la tête ! Mais tout cela n’est plus à notre usage, mon vieux, et a toujours été fort peu au mien.
Je répète qu’il fait atrocement chaud, les montagnes couvertes de neige au sommet sont éblouissantes. Phœbus darde toutes ses flèches. Messieurs les voyageurs confinés dans leurs chambres dînent et boivent. Ce qu’on boit et ce qu’on mange en Helvétie est effrayant. Partout des buvettes, des « restaurations ». Les domestiques de R… ont des tenues irréprochables : habit noir dès 9 heures du matin ; et comme ils sont fort nombreux, il vous semble qu’on est servi par un peuple de notaires, ou par une foule d’invités à un enterrement ; on pense au sien, c’est gai.
Écrivez-moi souvent et longuement ; vos lettres seront pour moi « la goutte d’eau dans le désert ».
Vers le 15, je compte bien quitter la Suisse ; je resterai sans doute quelques jours à Paris.
Adieu, cher grand ami, je vous embrasse de toutes mes forces.
Votre.