Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1460

Louis Conard (Volume 7p. 148-151).

1460. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, mardi, 16 juin 1874.

Où es-tu maintenant, pauvre fille ? Sans doute au milieu de la mer, confinée dans ta cabine s’il pleut, ou bien, s’il fait beau, appuyée sur le bordage à contempler les effets du ciel et de l’eau. Je vous souhaite un meilleur temps qu’ici, où il fait un froid de chien. J’ai été obligé depuis trois jours d’avoir constamment du feu dans mon cabinet. Ma journée d’hier a été abominable d’ennui, car je suis resté sur le pavé de Rouen depuis 1 heure jusqu’à 7 heures. J’ai été deux fois à l’Hôtel-Dieu pour voir Achille, qui opère enfin Julie aujourd’hui ou demain : on ne saura le résultat que dans une huitaine. Voici mes autres courses : 1o  Chez M. le préfet, pour Mme Salé[1] ; pas de préfet ! 2o  Chez Colignon ; pas de dentiste ! Chez Billard, le marchand de curiosités, pour acheter des chenets ; pas de chenets ! Ne sachant que faire de moi, j’ai été chez le petit Baudry ; il était reparti pour Paris le matin même. J’ai voulu me retremper par la contemplation du beau et je me suis transporté à l’Exposition de Rouen ; cela a été le coup de grâce ! Quelles peintures ! Te rappelles-tu un tableau représentant Louis XVII arraché à Marie-Antoinette ? Est-ce assez lamentable !

[…] Je conçois que la vue de semblables horreurs t’ait enorgueillie ! Enfin, comme il n’était que 4 heures (de l’après-midi), je me suis abattu dans un café où je suis resté une heure ! Puis je suis retourné à l’Hôtel-Dieu où j’ai dormi pendant une demi-heure dans le cabinet d’Achille. Monsieur et Madame sont arrivés d’Ouville à 5 heures. On a été fort aimable : « Viens-tu nous demander à dîner ? » Après quoi, j’ai été (toujours à pied) de l’Hôtel-Dieu à la rue de la Ferme, où je me suis remonté le moral par l’ingestion d’un homard à l’américaine, dû aux talents de Mme Brainne, et qui était délicieux. Telles sont, à moi, mes impressions de voyage. […]

Ma débauche, depuis ton départ, a été, dimanche soir, d’aller sur la place de Croisset, voir la Fête. La plus grande décence y régnait, ou plutôt la plus complète somnolence. L’orchestre, les danseurs, les loteries, et jusqu’aux chevaux de bois, tout avait l’air de roupiller. Aucun « joyeux drille », pas même un pochard ! À la vue d’un quinquet, j’ai aperçu le Pseudo donnant le bras à une petite dame. Puis, je me suis recollé au coin de mon feu.

Nouvelles locales : Raoul-Duval vient d’acheter le domaine de Vaudreuil, prix 700 000 francs.

Nouvelles politiques : la République a été reconnue hier par 4 voix de majorité. Si Gambetta n’avait pas reçu une gifle de M. de Sainte-Croix, on n’aurait pas eu peur des Bonapartistes, et on n’aurait pas voté une loi qui les brise. Voilà comme les petites causes amènent de grands effets. Philosophons un peu !

Nouvelles de la maison : les hommes des ponts et chaussées sont venus voir les cales. La fenêtre du grenier où il manquait un carreau se trouve être pourrie. J’ai commandé à Senart d’en faire une autre. M. Saucisse, propriétaire à Deauville, m’écrit pour me demander de fixer un bornage. Je vais envoyer une lettre à Bidault pour qu’il l’expédie au notaire de « la localité », afin que Saucisse ne me joue pas un pied de cochon.

Nouvelles des chiens : Miss est heureusement accouchée de trois toutous ; la mère et les enfants se portent bien. M. Julio, présentement, dort. Je ne sais rien de Putzel à laquelle je pense, et toi aussi, j’en suis sûr.

Nouvelles de l’Assemblée nationale : M. et Mme Agénor Bardoux ont, ce matin, l’honneur de me faire part de la naissance de leur fils Jacques.

Quoi encore ? C’est tout, il me semble.

J’attends, ce soir ou demain, mon compagnon Laporte pour fixer l’heure de notre départ, jeudi (après-demain), et huit jours après je m’emballerai pour l’Helvétie. Je compte bien avoir à mon retour de Caen, lundi prochain, une lettre de ma chère Caro.

Je suis curieux de savoir si mon beau neveu M. Commanville a consulté quelqu’un pour ses bronches avant de partir de Paris. Gageons que non. « Les affaires ! Les affaires ! Est-ce qu’on a le temps ! » Mais je prie le susdit et même, en ma qualité de grand parent, je lui enjoins d’aller voir un médecin à son retour.

Voilà une longue lettre. Écris-m’en de pareilles.

Portez-vous bien, soignez-vous bien. Amusez-vous si faire se peut. Je vous embrasse.


  1. Mme Salé, une cousine éloignée qui sollicitait une place.