Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1419

Louis Conard (Volume 7p. 93-96).

1419. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, mardi, 2 décembre 1873.
Chère Caro,

J’entre en répétition le 20 de ce mois ! peut-être le 25 ; en tout cas, avant le jour de l’an. Nous causerons tout à l’heure « théâtres » mais d’abord, permets-moi, mon loulou, de te vitupérer sur ton étourderie :

1o  En partant, vous me dites de vous écrire poste restante, ce que je fais ; et l’idée ne vous vient pas d’aller voir à la poste s’il y a des lettres !

2o  Dans ta lettre du 29 novembre, tu me préviens qu’il faut t’écrire Hôtel Rydberg ;

3o  La veille, Daviron m’avait bien recommandé, de votre part, de vous écrire au Kung-Karl, puis au Rydberg ;

4o  Dans ton épître du 25 (reçue hier), tu me dis de t’écrire au Russ-Hov. Ah ! loulou, loulou ! sont-ce les dîners des bons Suédois ou le froid qui te bouche la mémoire ? Bref, tu vois, mon pauvre chat, que je suis bien innocent si tu n’as pas plus régulièrement des lettres de ton Vieux.

Je suis bien content de voir que ta santé est bonne, et que tu te sens plus robuste. Maintenant je commence mes narrations dramaturgiques.

Carvalho est arrivé samedi à 4 heures. Embrassade, suivant les us des gens de théâtre. À 5 heures moins dix minutes, a commencé la lecture du Candidat, qu’il n’a interrompue que par des éloges. Ce qui l’a le plus frappé, c’est le cinquième acte, et, dans cet acte, une scène où Rousselin a des sentiments religieux, ou plutôt superstitieux. Nous avons dîné à 8 heures et nous nous sommes couchés à 2.

Le lendemain, nous avons repris la pièce, et alors ont commencé les critiques ! Elles m’ont exaspéré, non pas qu’elles ne fussent, pour la plupart, très judicieuses, mais l’idée de retravailler le même sujet me causait un sentiment de révolte et de douleur indicible. Note que notre discussion a duré tout le dimanche, jusqu’à deux heures du matin ! et que ce jour-là j’avais les Lapierre à dîner ! Ah ! je me suis peu diverti ! Pour dire le vrai, il y a peu de jours dans ma vie où j’aie autant souffert ! Je parle très sérieusement, et Dieu sait combien je me suis contenu. Carvalho, accoutumé à des gens plus commodes (parce qu’ils sont moins consciencieux), en était tout ébahi. Et, franchement, il est patient. Les changements qu’il me demandait, à l’heure qu’il est sont faits, sauf un ; donc, ce n’était ni long ni difficile. N’importe ! ça m’a bouleversé. Il y a un point sur lequel je n’ai pas cédé. Il voudrait que je profitasse « de mon style » pour faire deux ou trois gueulades violentes. Ainsi, à propos de Julien, une tirade contre les petits journaux de Paris. Bref, le bon Carvalho demande du scandale. Nenni ! je ne me livrerai pas aux tirades qu’il demande, parce que je trouve cela facile et canaille. C’est en dehors de mon sujet ! C’est anti-esthétique ! Je n’en ferai rien.

En résumé, le deuxième et le troisième actes sont fondus en un seul (je n’ai enlevé qu’une scène), et la pièce aura quatre actes. L’Oncle Sam ne dépassera pas les premiers jours de février. Carvalho voulait même me ramener avec lui à Paris. Toutes mes corrections seront faites demain ou après-demain. Donc, vers la fin de la semaine prochaine, je fermerai Croisset et irai là-bas. Je suis, d’avance, énervé de tout ce que je vais subir ! et je regrette maintenant d’avoir composé une pièce ! On devrait faire de l’Art exclusivement pour soi : on n’en aurait que les jouissances ; mais, dès qu’on veut faire sortir son œuvre du « silence du cabinet », on souffre trop, surtout quand on est, comme moi, un véritable écorché. Le moindre contact me déchire. Je suis plus que jamais, irascible, intolérant, insociable, exagéré, Saint-Polycarpien…[1] Ce n’est pas à mon âge qu’on se corrige !…

Allez-vous rester à Christiania jusqu’à votre départ de la Suède ?

Aujourd’hui, à Rouen, conférence de Timothée Trimm ! J’avais envie d’y aller, mais mon temps sera mieux employé « au salon de Flore[2] ».

Vous serez revenus au jour de l’an, n’est-ce pas ?


  1. On sait que saint Polycarpe, toujours indigné, avait coutume de répéter : « Mon Dieu ! mon Dieu ! dans quel siècle m’avez-vous fait naître ? » Flaubert l’avait adopté comme patron, et ses amis Lapierre, jusqu’à sa mort, lui offrirent un déjeuner le jour de la fête du saint. (Voir a ce sujet Hélot, La Fête de Gustave Flaubert, la Saint-Polycarpe (Lille 1905) et Annales romantiques, (mars-avril 1913). (Note de René Descharmes.)
  2. Cabaret où se déroule le 3e  acte du Candidat.