Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1418

Louis Conard (Volume 7p. 91-93).

1418. À SA NIÈCE CAROLINE.
Mercredi soir minuit, 26 novembre 1873.

J’ai reçu tantôt à 2 h ½ un télégramme de vous qui me demande de mes nouvelles. Mais, mon pauvre chat, voilà la troisième (et même, je crois, quatrième) lettre que je vous adresse ! La première était « poste restante » et la seconde à l’Hôtel du Kung-Karl. Peut-être n’ai-je pas mis suffisamment de timbres ? car le facteur m’a dit, dimanche, en prenant ma lettre, qu’il fallait 12 sols ! Les autres n’en avaient que huit. Je suis bien fâché, ma chérie, de te donner de l’inquiétude. Il me semble pourtant que ce n’est pas ma faute. Au moins, as-tu reçu le télégramme d’aujourd’hui ?

Je vois avec plaisir que le voyage ne t’a pas fatiguée ! Quelle gaillarde ! Aller au musée, tout de suite, en débarquant ! Et tu es bien gentille ! tu n’oublies pas Vieux ! Un bon baiser pour te récompenser.

J’ai fini le Candidat, comme tu sais. J’ai télégraphié à Carvalho que je l’attendais. Ledit Carvalho m’a répondu qu’il viendrait vendredi ou lundi ; au reste, qu’il me ferait savoir demain le jour précis de son arrivée. Ainsi, ma prochaine lettre te dira le résultat de cette lecture. Grande affaire ! Advienne que pourra, après tout ! Je me suis remis à mes lectures pour Bouvard et Pécuchet, et même aujourd’hui j’ai avalé un volume et demi de l’abbé Bautain, la Chrétienne, qui m’a très intéressé. Cet homme-là connaît le monde de Paris à fond.

Dimanche, j’ai fait chez Lapierre la connaissance de Mme P*** que je trouve une personne très bien. Il n’est sorte de bêtises que je n’aie dites à ce dîner, et je crois que j’ai été très loin ! mais la société était indulgente. La cause de ma gaieté était d’être débarrassé du Candidat !

En fait de politique, nous allons être, pour quelque temps, dans le calme. Raoul-Duval, depuis qu’il a voté à plusieurs reprises contre la Droite, a « reconquis sa popularité » ! Il est sûr maintenant d’être réélu.

Ce soir, au Gymnase, première représentation de Monsieur Alphonse, comédie en trois actes d’Alexandre Dumas. On s’attend à un très grand succès.

L’Événement de dimanche annonçait que Carvalho était présentement chez moi, pour entendre la pièce qui doit succéder à l’Oncle Sam.

J’ai reçu la note de Guilbert : Mille francs en tout (ce qui n’est pas cher), et immédiatement j’ai écrit à Daviron pour qu’il envoyât 1 000 francs à Paris. Depuis plusieurs jours, il fait chaud et extrêmement humide. Les murs suintent ; on est dans le brouillard et dans l’eau. Aujourd’hui, cependant, le soleil s’est remontré. À l’heure qu’il est, minuit, je travaille la fenêtre ouverte ; la nuit est noire et tranquille, et je laisse mourir mon feu. Et toi, pauvre loulou, as-tu froid ? Comment vas-tu ? et la toux d’Ernest ? et ses affaires ? et « tes succès de société » ? Écris-moi très longuement, si tu en as le temps. Il y a aujourd’hui quinze jours que tu m’as quitté. J’espère que dans un mois nous ne serons pas loin de nous revoir. Ma vie continue à se passer sans le moindre épisode. Ma seule distraction m’est fournie par Julio, qui joue avec son petit d’une manière attendrissante. L’autre jour, quand il a reconnu Laporte, il s’est mis à trembler de tous ses membres, à sauter, à japper et à pleurer. Nous en étions si émus que nous en sommes restés béants. On aurait dit une personne humaine.

Mes compliments sur tes talents d’allemand. Voilà ce que c’est que d’avoir une « belle éducation ». T’amuses-tu au musée ? Rapporte-moi des tableaux pour orner mon domicile, et surtout rapporte-toi en bel et bon état.