Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1396

Louis Conard (Volume 7p. 55-57).

1396. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, vendredi, 4 heures [5 septembre 1873].

[…] Ma journée de mercredi a été épique ! J’ai été de Paris à Rambouillet en chemin de fer, de Rambouillet à Houdan en calèche, de Houdan à Mantes en cabriolet, puis re-chemin de fer jusqu’à Rouen, et je suis arrivé à Croisset à minuit par une pluie diluvienne. Prix : 83 francs ; car il en coûte pour faire de la littérature consciencieuse ! Enfin, je crois que j’ai trouvé la maison de Bouvard et Pécuchet à Houdan. Cependant, avant de me décider, je veux voir la route de Chartres à Laigle. D’après ce qu’on m’a dit, c’est peut-être mieux. Mais ce sera la dernière tentative.

M. Vieux a pris l’air cette semaine. Car lundi j’ai passé toute la journée à Villeneuve-le-Roi, et mardi j’ai été à Rentilly, au delà de Lagny, chez Mme André. Ce château est d’un luxe qui dépasse tout ce que j’ai vu jusqu’à présent. Il est vrai qu’il y a dans la maison plus d’un million de rentes, et je le crois sans peine, d’après le train qu’on y mène. J’ai vu arriver à la fois, par quatre avenues, dans le parc, quatre voitures de la maison, chacune attelée de deux chevaux superbes, etc. À plus tard les descriptions.

Carvalho, qui continue à avoir pour moi une passion folle, reviendra à Croisset, au commencement d’octobre, pour régler le scénario du Candidat, ou plutôt pour en causer longuement, car il n’y trouve rien à reprendre et il veut que je l’écrive dès maintenant, afin de le jouer l’autre hiver. Je suis plein d’hésitations. D’autre part, je voudrais être débarrassé de toute préoccupation, quand je me mettrai l’été prochain à Bouvard et Pécuchet… Fais-moi le plaisir de me dire à quelle heure sera, de dimanche prochain en huit, l’arrivée du paquebot de New-Haven. Il est convenu, entre moi et Tourgueneff, que si je ne reçois pas de lettre de lui d’ici là, il arrivera le 14 au matin à Dieppe, et que nous passerons la journée chez Mme Commanville.

Pendant que j’étais parti, le choléra sévissait sur nos bords. Plusieurs personnes en sont mortes, entre autres une fille de Saint-Martin, celle qui t’a servi de modèle. Une fille Bony s’est noyée et on l’a repêchée devant notre porte.

Comme on a formellement interdit la pièce de M. Coëtlogon parce qu’elle attaquait l’Empire (sic), celle de Sardou passera du 15 au 20 octobre (j’irai à Paris pour la première). En donnant à l’Oncle Sam 120 représentations, cela me remet au commencement de février. Donc mes répétitions commenceront vers le milieu de décembre, au plus tard. Ainsi ma chère nièce pourra encore passer ici une quinzaine avec son Vieux qui s’ennuie bien d’elle. Mes retours à Croisset ne sont pas précisément folichons, mon pauvre loulou. Cependant je jouis énormément de n’avoir plus à m’habiller et à sortir. Je finissais par être las des bottines.

Carvalho m’a accordé tous les engagements que je désirais. Il nous reste à trouver une femme colosse pour la nourrice. On la découvrira dans les bas-fonds de la société ! Adieu, chérie. Écris-moi une longuissime lettre.

Ton vieux.