Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1395

Louis Conard (Volume 7p. 53-55).

1395. À GEORGE SAND.
Croisset, vendredi 5 septembre 1873.

En arrivant ici, hier, j’ai trouvé votre lettre, chère bon maître. Tout va bien, chez vous ; donc, Dieu soit loué !

J’ai passé le mois d’août à vagabonder, car j’ai été à Dieppe, à Paris, à Saint-Gratien, dans la Brie et dans la Beauce, pour découvrir un certain paysage que j’ai en tête, et que je crois avoir enfin trouvé aux environs de Houdan. Cependant, avant de me mettre à mon effrayant bouquin, je ferai une dernière recherche sur la route qui va de La Loupe à Laigle. Après quoi, bonsoir !

Le Vaudeville s’annonce bien. Carvalho, jusqu’à présent, est charmant. Son enthousiasme est même si fort que je ne suis pas sans inquiétudes. Il faut se rappeler les bons Français qui criaient : « À Berlin ! » et qui ont reçu une si jolie pile.

Non seulement ledit Carvalho est content du Sexe faible, mais il veut que j’écrive tout de suite une autre comédie dont je lui ai montré le scénario, et qu’il voudrait donner l’autre hiver. Je ne trouve pas la chose assez mûre pour me mettre aux phrases. D’autre part, je voudrais bien en être débarrassé avant d’entreprendre l’histoire de mes deux bonshommes. En attendant, je continue à lire et à prendre des notes.

Vous ne savez pas, sans doute, qu’on a formellement interdit la pièce de Coëtlogon, parce qu’elle critiquait l’Empire. C’est la réponse de la Censure. Comme j’ai dans le Sexe faible un vieux général un peu ridicule, je ne suis pas sans crainte. Quelle belle chose que la Censure ! Axiome : Tous les gouvernements exècrent la littérature : le pouvoir n’aime pas un autre pouvoir.

Quand on a défendu de jouer Mademoiselle La Quintinie, vous avez été trop stoïque, chère maître, ou trop indifférente. Il faut toujours protester contre l’injustice et la bêtise, gueuler, écumer et écraser quand on le peut. Moi, à votre place et avec votre autorité, j’aurais fait un fier sabbat. Je trouve aussi que le père Hugo a tort de se taire pour le Roi s’amuse. Il affirme souvent sa personnalité dans des occasions moins légitimes.

À Rouen, on a fait des processions, mais l’effet a complètement raté, et le résultat en est déplorable pour la Fusion. Quel malheur ! Parmi les bêtises de notre époque, celle-là (la Fusion) est peut-être la plus forte. Je ne serais pas étonné quand nous reverrions le petit père Thiers ! D’autre part, beaucoup de rouges, par peur de la réaction cléricale, sont passés au bonapartisme. Il faut avoir une belle dose de naïveté pour garder une foi politique quelconque.

Avez-vous lu l’Antechrist ? Moi, je trouve cela un beau bouquin, à part quelques fautes de goût, des expressions modernes appliquées à des choses antiques. Renan me semble du reste en progrès. J’ai passé dernièrement toute une soirée avec lui et je l’ai trouvé adorable.