Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1390

Louis Conard (Volume 7p. 46-48).

1390. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Lundi soir, 4 août [1873].

Voilà longtemps qu’on n’a causé ensemble, n’est-ce pas, chère Madame ? j’en ai des remords. Votre dernière lettre était si gentille et si bonne ! Mon excuse est un travail excessif. Comme j’étais en veine dramatique, je me suis mis, après m’être débarrassé du Sexe faible, à faire le scénario d’une grande comédie politique ayant pour titre : le Candidat. Si jamais je l’écris et qu’elle soit jouée, je me ferai déchirer par la populace, bannir par le pouvoir, maudire par le clergé, etc. Ce sera complet, je vous en réponds ! Cette idée-là m’a occupé un mois et mon plan remplit trente pages ; ce qui ne m’a pas empêché de continuer mes colossales lectures pour mon roman. Savez-vous combien j’ai avalé de volumes depuis le 20 septembre dernier ? 194 ! Et dans tous j’ai relevé des notes ; de plus, j’ai écrit une comédie et fait le plan d’une autre. Ce n’est pas l’année d’un paresseux.

À propos de livres, procurez-vous tout de suite l’Abandonnée et les Eaux printanières du gigantesque Tourgueneff, puis vous me remercierez.

J’ai pour samedi prochain un rendez-vous avec Carvalho ; alors je saurai (du moins je l’espère) l’époque où je dois être joué. Ce sera en novembre ou en janvier. Il faut ajuster votre séjour à Paris en conséquence et y rester le plus longtemps possible, pour qu’on ait le temps de se voir, comme au bon vieux temps.

Peut-être vous ferai-je assister à ce qui s’appelle vulgairement un four. L’enthousiasme de Carvalho m’inquiète. Quand on est d’avance si sûr de la victoire, d’ordinaire on reçoit une pile. Je ne crois pas aux gens qui « se connaissent en théâtre ». Cependant ils peuvent quelquefois ne pas se tromper. Après tout, bonsoir ! J’ai fait ce que je devais faire. J’ai écrit une chose légère, mais pas honteuse.

Comme je songe à vous depuis mon petit voyage à Villenauxe, à votre maison, à votre jardin, à tout ! Et je vous dis que vous vous trompez. Si Curtius ne s’est pas jeté deux fois dans son trou, c’est qu’il est mort dès le premier plongeon. Il n’en est pas de même de moi (mais vous ne vous rappelez pas que vous m’avez comparé aux Curtius et aux Decius) et je suis très capable de réitérer mon sacrifice.

Mon été n’a pas eu de désagréments. Ma nièce Caroline est venue ici passer six semaines, et sa gentille compagnie m’a fait du bien, mon existence ordinaire est si esseulée et farouche ! Je m’en vais demain passer quelques jours à Dieppe, puis de là j’irai à Paris chercher des livres, ensuite à Saint-Gratien, puis aux environs de Rambouillet, pour découvrir le paysage où je puis placer mes deux bonshommes. J’ai déjà fouillé (sans succès) tous les autres environs de Paris. Après quoi, je reviendrai ici jusqu’au moment de cabotiner sur les planches du Vaudeville…

Deux anecdotes à ce relatives : Koning[1], l’immense Koning, celui-là même à qui Déjazet, âgée de 71 ans, écrit « ta petite femme t’attend dans la rue de Vendôme », auctore de Banville, M. Koning, dis-je, voulait venir à Croisset m’offrir sa collaboration, non pour être l’amant de Déjazet (j’en serais incapable), mais pour palper les droits d’auteur sur la pièce de ce bon Flaubert. Un ami, à Rouen, l’a dissuadé de cette démarche. Je le regrette bien. Quelle réception !… rêvez-en !

Autre histoire. L’ange nommé Eugénie Doche est venue jusque dans mon humble asile pour avoir un rôle et, comme j’en ai un pour elle, je ne demande pas mieux que de tout faire pour que Carvalho la prenne. Le surlendemain, que reçois-je ? ô mon Dieu ! une idéale photographie, représentant la susdite : pose orientale, œil noyé, narine remontante et aigrette sur la toque ! avec ces mots au bas du carton : « À vous ! ». Ah ! le comique est une grande chose ! Vous le sentez bien, vous, chère Madame, c’est pourquoi je me permets de vous envoyer ces légers détails.


  1. Directeur de théâtre.