Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1245

Louis Conard (Volume 6p. 327-329).

1245. À MADAME ROGER DES GENETTES.
Paris [entre le 5 et le 12 décembre 1871].

Vous avez donc pris la résolution que je redoutais : abandonner Paris ? Comme c’est triste ! Comme tout est triste ! Cette lettre funèbre m’a été envoyée de Croisset, car je suis ici depuis quinze jours et voici le résumé de mes petites occupations : 1o je dirige les répétitions d’Aïssé ; comme Chilly est fort malade et Duquesnel fort incapable, il faut que je me mêle des décors, des costumes, de la mise en scène, bref de tout. 2o je fais imprimer le volume de vers de Bouilhet et je suis au milieu des imprimeurs et des graveurs. Je tiens à faire paraître ce livre en même temps que la pièce. Je galope, au milieu d’un froid de dix-sept degrés, du parc Monceau au boulevard Montparnasse et à l’Odéon. Les acteurs répètent tous les jours, le dimanche compris, et je ne les quitte plus ; 3o vous savez que nous voulons faire à Rouen un petit monument à Bouilhet. De ce côté-là, encore, j’ai des embarras graves. Il me semble que je manie son cadavre tout le long de la journée ! Jamais plus large dégoût de la vie ne m’a submergé. Tant que je suis dans l’action, je m’y livre avec furie et sans la moindre sensibilité. Mais j’ai des heures « dans le silence du cabinet » qui ne sont pas drôles.

Saint Antoine est complètement mis de côté. À peine si je peux, de temps à autre, accrocher ou plutôt décrocher une heure pour relever une note. J’ai beaucoup travaillé tout cet été et il ne me reste plus que cinquante à soixante pages à écrire. Si rien d’extraordinaire n’arrive, je peux avoir tout fini au mois de juillet prochain, pas avant, car mon hiver va être, pour moi, complètement perdu. J’en ai lu un peu à mon vieux Tourgueneff qui m’a eu l’air enchanté. Je dis un peu, car les embarras dramatiques sont survenus et il nous a été impossible de nous rejoindre pour reprendre la lecture.

L’horizon politique est, quoi qu’on dise, au calme. Des bouleversements ? Allons donc ? Nous n’avons pas l’énergie nécessaire.

Je vous engage à lire le dernier livre de Renan ; il est très bien, c’est-à-dire dans mes idées. Avez-vous lu les lettres de Mme Sand dans le Temps ? L’ami auquel elles sont adressées, c’est moi, car nous avons eu, cet été, une correspondance politique. Ce que je lui disais se trouve en partie dans le livre de Renan.

Je viens ce soir de corriger la première épreuve de Dernières chansons. Quelques-unes des pièces qui s’y trouvent m’ont reporté aux soirées de la Muse.

Mardi prochain, savez-vous ? 12 décembre, votre ami aura cinquante ans ! Cette simple énonciation dispense de tout commentaire.

Il me semble qu’on vous a soignée (ou que vous vous êtes soignée) déplorablement. Quels ânes que ces bons médecins ! Mais est-ce bien sérieux, irrévocable, définitif ? Ne reviendrez-vous plus à Paris ? Quand nous reverrons-nous ?

Dès que je serai un peu moins ahuri, je vous écrirai plus longuement. Mais vous, vous ne devez pas avoir grand’chose à faire. Barbouillez donc du papier à mon intention.

Je vous baise les deux mains.