Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1141

Louis Conard (Volume 6p. 183-185).

1141. À GEORGE SAND.
[Croisset.] Dimanche soir [30 octobre 1870].

Je vis encore, chère maître, mais je n’en vaux guère mieux, tant je suis triste ! Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c’est que j’attendais de vos nouvelles. Je ne savais pas où vous étiez.

Voilà six semaines que nous attendons de jour en jour la visite des Prussiens. On tend l’oreille, croyant entendre au loin le bruit du canon. Ils entourent la Seine-Inférieure dans un rayon de quatorze à vingt lieues. Ils sont même plus près, puisqu’ils occupent le Vexin, qu’ils ont complètement dévasté. Quelles horreurs ! C’est à rougir d’être homme.

Si nous avons un succès sur la Loire, leur apparition sera retardée. Mais l’aurons-nous ? Quand il me vient de l’espoir, je tâche de le repousser, et cependant, au fond de moi-même, en dépit de tout, je ne peux me défendre d’en garder un peu, un tout petit peu.

Je ne crois pas qu’il y ait en France un homme plus triste que moi. (Tout dépend de la sensibilité des gens.) Je meurs de chagrin, voilà le vrai, et les consolations m’irritent. Ce qui me navre, c’est : 1o  la férocité des hommes ; 2o  la conviction que nous allons entrer dans une ère stupide. On sera utilitaire, militaire, américain et catholique, très catholique ! vous verrez ! La guerre de Prusse termine la Révolution française et la détruit.

Mais si nous étions vainqueurs ? me direz-vous. Cette hypothèse-là est contraire à tous les précédents de l’histoire. Où avez-vous vu le Midi battre le Nord, et les catholiques dominer les protestants ? La race latine agonise. La France va suivre l’Espagne et l’Italie, et le pignouffisme commence.

Quel effondrement ! quelle chute ! quelle misère ! quelles abominations ! Peut-on croire au progrès et à la civilisation devant tout ce qui se passe ? À quoi donc sert la science ? puisque ce peuple, plein de savants, commet des abominations dignes des Huns et pires que les leurs, car elles sont systématiques, froides, voulues, et n’ont pour excuse ni la passion ni la faim.

Pourquoi nous exècrent-ils si fort ? Ne vous sentez-vous pas écrasée par la haine de quarante millions d’hommes ? Cet immense gouffre infernal me donne le vertige.

Les phrases toutes faites ne manquent pas : « La France se relèvera ! Il ne faut pas désespérer ! C’est un châtiment salutaire ! Nous étions vraiment trop immoraux ! etc. » Oh ! éternelle blague ! Non ! on ne se relève pas d’un coup pareil ! Moi, je me sens atteint jusqu’à la moelle.

Si j’avais vingt ans de moins, je ne penserais peut-être pas tout cela, et si j’en avais vingt de plus je me résignerais.

Pauvre Paris ! je le trouve héroïque. Mais, si nous le retrouvons, ce ne sera plus notre Paris. Tous les amis que j’y avais sont morts ou disparus. Je n’ai plus de centre. La littérature me semble une chose vaine et inutile. Serai-je jamais en état d’en refaire ?

Oh ! si je pouvais m’enfuir dans un pays où l’on ne voie plus d’uniformes, où l’on n’entende pas le tambour, où l’on ne parle pas de massacre, où l’on ne soit pas obligé d’être citoyen ! Mais la terre n’est plus habitable pour les pauvres mandarins !