Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1140

Louis Conard (Volume 6p. 181-183).

1140. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, samedi soir, 11 heures [29 octobre 1870].

Je ne peux pas croire encore à la reddition de Metz ! La dépêche de Guillaume est en contradiction avec une autre dépêche prussienne de la veille. Comment se fait-il que cette catastrophe ne soit pas encore officielle en France ?

Cependant, comme il ne nous arrive que des malheurs, l’événement doit être sûr.

Les troupes ennemies qui étaient devant Metz vont se porter sur Paris, sur la Loire, ou sur Rouen par le Nord.

La Seine-Inférieure, jusqu’à présent, est bien défendue. Mais elle ne résistera pas au nombre. Ce sera là comme ailleurs, comme partout !

La reddition de Metz va démoraliser toute la province, j’en ai peur, mais enrager Paris. De là, dissension. Nous sommes dans un bel état ! Mais il ne peut pas durer longtemps. Le dénouement, quel qu’il soit, doit approcher. J’imagine que Paris va faire des sorties. Avant que les Prussiens n’y entrent, que de sang, quelles horreurs !

Ah ! mon pauvre Caro ! Comme je suis triste et las de la vie ! Te figures-tu ce que sont mes journées passées en tête-à-tête avec ta grand’mère ? Si cela dure encore quelque temps, j’en mourrai, je n’en peux plus. J’ai tout fait pour me donner du courage ! mais je suis à bout ! On se garantit contre une averse et non contre une pluie fine. J’ai l’une et l’autre à la fois. À quoi occuper son esprit, mon Dieu !

Ton mari est arrivé ce soir. Je le trouve bien raisonnable, et bien aimable de venir ainsi tous les samedis.

Ta grand’mère change d’avis tous les jours. Elle veut maintenant retourner à Rouen. Elle a eu envie de prendre Pilon[1] pour garder la ferme. Mais ce soir elle trouve que ça lui coûterait trop cher, etc.

Nous avons eu hier, à déjeuner, les Lapierre. Ils étaient pleins de confiance ! On en avait encore cette semaine.

Et ces pauvres Nogentais qui ont été bombardés ! Quelle peur ils ont dû avoir ! Nous n’avons pas reçu de leurs nouvelles.

Si nous avions un vrai succès sur la Loire, un seul, et si Trochu faisait trois ou quatre sorties furieuses, les choses changeraient peut-être ; mais je n’ose plus espérer.

Adieu, ma pauvre fille. Quand nous reverrons-nous ? Comme je m’ennuie de toi !


  1. Concierge de la maison de Mme Flaubert à Rouen.