Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1139

Louis Conard (Volume 6p. 179-181).

1139. À CLAUDIUS POPELIN.
Vendredi soir [28 octobre 1870].

Merci pour votre bonne lettre, mon cher Popelin[1], je vous rends toute de suite votre embrassade. Tout ce que vous me dites de personnel m’a bien attendri. Mais pourquoi voulez-vous me consoler ? Je n’en reviendrai pas. Le coup est trop rude et trop profond. Par l’effet du milieu où je vis, qui est intolérable, et que je ne puis déserter sous peine de forfaire à l’honneur et aux devoirs les plus saints, je suis arrivé à un découragement sans fond. Savez-vous que je suis obligé de faire des efforts d’esprit pour vous tracer ces lignes ?

Les autres ne sont pas comme moi. Quelques-uns même supportent notre malheur assez gaillardement. Il y a des phrases toutes faites et qui consolent la foule de tout : « La France se relèvera ! à quoi bon se désespérer ! C’est un châtiment salutaire, etc. » Oh ! éternelle blague !

Ce qui me navre c’est : 1o  la stupidité féroce des hommes. Je suis rassasié d’horreurs. Les journaux belges ne vous les apprennent pas sans doute. Je vous en épargne le détail ; à quoi bon vous les dire ? 2o  Je suis convaincu que nous entrons dans un monde hideux où les gens comme nous n’auront plus leur raison d’être. On sera utilitaire et militaire, économe, petit, pauvre, abject. La vie est en soi quelque chose de si triste, qu’elle n’est pas supportable sans de grands allègements. Que sera-ce donc quand elle va être froide et dénudée ! Le Paris que nous avons aimé n’existera plus.

Mon rêve est de m’en aller vivre ailleurs qu’en France, dans un pays où l’on ne soit pas obligé d’être citoyen, d’entendre le tambour, de voter, de faire partie d’une commission ou d’un jury. Pouah ! Pouah !

Je ne désespère pas de l’humanité, mais je crois que notre race est finie. C’en est assez pour être triste. Si j’avais vingt ans de moins je reprendrais courage ; si j’avais vingt ans de plus, je me résignerais.

En fait de résignation, je vous prédis ceci : la France va devenir très catholique. Le malheur rend les faibles dévots et tout le monde, maintenant, est faible. La guerre de Prusse est la fin, la clôture de la Révolution française.

Quant aux faits immédiats, nous attendons de minute en minute des nouvelles de l’armée de la Loire. Elle doit combiner son action avec une sortie de Trochu. Cela sera décisif ; et après ? Je ne vois plus qu’un grand trou noir.

Ici, à Rouen, nous vivons depuis six semaines sur le « qui-vive » ; on se réveille la nuit, croyant entendre le canon. Vous n’imaginez pas comme cette angoisse prolongée vous énerve. S’ils viennent chez nous (ce qui me paraît immanquable d’ici à quinze jours au plus tard, à moins d’une victoire des nôtres sur la Loire), nous serons infailliblement bombardés et probablement pillés.

Ah ! mon cher Popelin, comme la rue de Courcelles est loin ! Quel rêve ! Quel souvenir enchanté ! Cette maison-là m’apparaît maintenant comme le Paradis terrestre. Que je vous envie, vous, et les autres qui sont près d’elle !

Votre fils est-il avec vous ? Que devient Théo ? Je suis sûr qu’il a de l’avenir la même opinion que moi. Le pauvre Feydeau m’a écrit de Boulogne deux lettres lamentables. Il y crève de misère.

Dites-lui tout ce que vous pourrez imaginer pour lui faire plaisir. Ajoutez mon dévouement au vôtre. Amitiés au bon Giraud et à Mme de Galbois.

Adieu, je vous embrasse encore une fois.


  1. Claudius Populin, 1825-1982, poète, peintre et artiste en émaux ; un des fidèles des salons de la Princesse Mathilde.