Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1138

Louis Conard (Volume 6p. 176-178).

1138. À SA NIÈCE CAROLINE.
Vendredi soir, 10 heures [28 octobre 1870].

Mais, mon pauvre Caro, si je ne t’ai pas écrit cette semaine, ne t’en prends qu’à toi. Avant de partir de Lynton, tu m’as dit que tu m’enverrais ta nouvelle adresse à Londres. Je ne l’ai pas encore (nous n’avons pu, ta grand’mère et moi, lire celle qu’elle a reçue de toi avant-hier) ; aussi je t’envoie cette lettre, à tout hasard, chez Mme Herbert.

Rien de neuf ! Nous les attendons toujours ! et chaque jour redouble notre angoisse. Cette longue incertitude nous enlève toute énergie. Ce qui me paraît certain, c’est que Rouen ne sera attaqué qu’après une affaire importante sur la Loire. Elle doit se combiner avec la sortie de Trochu. Le sort de la Normandie (et celui de la France) dépend de cette double action. Si elle n’est pas décisive, la guerre peut durer encore longtemps, car Paris a assez de vivres pour résister jusqu’à la fin de janvier et peut-être au delà. Mais quand le moment sera venu de faire la paix, avec qui la Prusse pourra-t-elle traiter, puisque nous n’avons pas de gouvernement ? Il faudra en nommer un, ce qui prolongera le séjour de nos ennemis dans notre lamentable pays.

Comme j’ai envie de le quitter définitivement ! Je voudrais vivre dans une région où l’on ne fût pas obligé d’entendre le tambour, de voter, de se battre, bien loin de toutes ces horreurs, qui sont encore plus bêtes qu’atroces. Par-dessus le chagrin qui m’accable, j’ai un ennui sans nom, un dégoût de tout, inexprimable.

Je regrette bien de n’avoir pas envoyé ta grand’mère avec toi, comme j’en avais l’intention, et de n’être pas parti à Paris ! Là, au moins, je me serais occupé, j’aurais fait quelque chose et je ne serais pas dans l’état où je suis.

À quoi puis-je employer mon temps ? Je n’ai pour compagnie que celle de ta grand’mère, qui n’est pas gaie et qui s’affaiblit de jour en jour ! Pourquoi es-tu partie, mon pauvre Caro ! Ta gentille société nous soutiendrait. Ce que je dis là est bien égoïste, car tu es mieux à Londres qu’à Dieppe. Mais nous nous ennuyons de toi, tous les trois, bien profondément, je t’assure.

Une fois par semaine, je dîne chez les Lapierre qui sont des gens fort aimables et d’un bon moral. Je lis du Walter Scott (quant à écrire, il n’y faut pas songer) ; tu vois que je fais ce que je peux. Je me raisonne. Je me fais des sermons, mais je retombe vite, aussi découragé qu’auparavant. Ma vie n’est pas drôle depuis dix-huit mois ! Pense à tous ceux j’ai perdus ! (Je n’ai plus que toi et cette pauvre Julie ! et vous n’êtes pas là, ni l’une ni l’autre !) Je suis moins sombre à Rouen qu’à Croisset, parce que j’y ai des souvenirs moins tendres.

Et puis, je vais et viens, je me promène sur le port, je vais même au café !

Quelle dégradation !

Ne juge pas des autres par moi ! Personne assurément n’est gai. Mais beaucoup de gens supportent notre malheur avec philosophie. Il y a des phrases toutes faites au service de la foule et qui la consolent de tout.

Ce qui me navre, c’est : 1o  l’éternelle férocité des hommes, et 2o  la conviction que nous entrons dans un monde hideux, d’où les Latins seront exclus. Toute élégance, même matérielle, est finie pour longtemps. Un mandarin comme moi n’a plus sa place dans le monde.

Et quand même nous finirions par avoir le dessus, la chose n’en serait pas moins telle que je le dis. Si j’avais vingt ans de moins, je ne pleurerais pas, peut-être, pour tout cela. Et si j’en avais vingt de plus, je me résignerais plus facilement.

Adieu, ma chère enfant. Mon vieux cœur éprouvé se soulève de tendresse en pensant à toi. Et j’y pense presque continuellement ; je n’ai pas besoin de te le dire, n’est-ce pas ? Quand te reverrai-je ?

Je t’embrasse bien fort. Ton vieil oncle.