Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1142

Louis Conard (Volume 6p. 185-186).

1142. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, jeudi, 3 heures [10 novembre 1870].
Mon pauvre Caro,

Nous sommes toujours dans le même état. Dimanche soir on nous annonçait 80 000 Prussiens se dirigeant sur Rouen à marches forcées. Aujourd’hui, on dit que c’est impossible, parce qu’ils doivent prendre auparavant les places fortes entre Metz et Amiens. Ainsi, nous ne les aurions pas encore tout de suite, pas avant huit ou quinze jours. D’autre part on dit (toujours les on-dit) que les puissances neutres, l’Angleterre en tête, veulent à toute force s’interposer, mais la Prusse est plus forte qu’elles et peut les envoyer promener. Le moyen de croire qu’ils cèdent, étant vainqueurs ! Pourquoi s’en iraient-ils, puisqu’ils ont le dessus. Ils prendront Paris par la famine. Mais combien de temps Paris peut-il lutter ? Quelle angoisse ! c’est une agonie continuelle !

Les consolations m’irritent. Le mot espoir me semble une ironie. Je suis très malade, moralement ; ma tristesse dépasse tout ce qu’on peut imaginer, et elle m’inquiète plus que tout le reste.

Ta grand’mère est chez toi, à Rouen. J’y ai couché avant-hier, j’irai demain déjeuner ; elle reviendra ici samedi et retournera à Rouen lundi. Ces changements de lieu la distraient un peu ! Si les Prussiens viennent à Rouen, elle ira loger à l’Hôtel de France, ou même à l’Hôtel-Dieu, mais cela à la dernière extrémité et pendant trois ou quatre jours. Je ne veux pas qu’elle reste à Croisset, si nous y avons des garnisaires. Quant à moi (le cas échéant), je suis décidé à m’enfuir n’importe où, plutôt que de les héberger. Ce serait au-dessus de mes forces.

Peut-être la paix sera-t-elle faite avant cela ?

Voilà ton mari devenu soldat. Mais comme il est du troisième ban, il n’est pas près de partir !

Il t’aura dit sans doute qu’on voulait couper les trois cours de Croisset pour faire une route de Croisset à Canteleu. J’en ai été fort tourmenté d’abord ; mais le projet est impraticable, à cause de la dépense qu’il entraînerait. Néanmoins, je n’ai pas le cœur complètement allégé de ce côté.

Voilà la neige qui tombe ! le ciel est gris, et je suis là, tout seul, au coin de mon feu, à rouler dans ma tristesse ! Adieu, ma pauvre Caroline, ma chère enfant !

Ton vieil oncle bien avachi.