Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1130
En réponse à ta lettre du 19, reçue ce matin, procédons par ordre. D’abord je t’embrasse et te plains de tout mon cœur ; après quoi, causons. Depuis dimanche dernier, il y a un revirement général ; nous savons que c’est duel à mort. Tout espoir de paix est perdu ; les gens les plus capons sont devenus braves. En voici une preuve : le premier bataillon de la garde nationale de Rouen est parti hier, le second part demain. Le conseil municipal a voté un million pour acheter des chassepots et des canons. Les paysans sont furieux. Je te réponds que, d’ici à quinze jours, la France entière se soulèvera. Un paysan des environs de Mantes a étranglé un Prussien et l’a déchiré avec ses dents. Bref, l’enthousiasme est maintenant réel. Quant à Paris, il peut tenir et il tiendra. « La plus franche cordialité règne », quoi qu’en disent les feuilles anglaises. Il n’y aura pas de guerre civile. Les bourgeois sont devenus sincèrement républicains : 1o par venette, 2o par nécessité. On n’a pas le temps de se disputer ; je crois la « Sociale » ajournée pour bien longtemps. Nos renseignements nous arrivent par ballons et par pigeons. Les quelques lettres de particuliers parvenues à Rouen s’accordent à affirmer que depuis dix jours nous avons eu l’avantage dans tous les engagements livrés aux environs de Paris ; celui du 23 a été sérieux. Le Times actuellement ment impudemment. L’armée de la Loire et celle de Lyon ne sont pas des mythes. Depuis douze jours, il a passé à Rouen 55 000 hommes. Quant à des canons, on en fait énormément à Bourges et dans le centre de la France. Si l’on peut dégager Bazaine et couper les communications avec l’Allemagne, nous sommes sauvés. Nos ressources militaires sont bien peu de choses en rase campagne, mais nos mitrailleurs embêtent singulièrement MM. les Prussiens, qui trouvent que nous leur faisons une guerre infâme ; du moins ils l’ont dit à Mantes. Ce qui nous manque surtout, ce sont des généraux et des officiers. N’importe ! on a bonne espérance. Quant à moi, après avoir « côtoyé » ou « frisé » la folie et le suicide, je suis complètement remonté. J’ai acheté un sac de soldat et je suis prêt à tout.
Je t’assure que cela commence à devenir beau. Ce soir, il nous est arrivé à Croisset 400 mobiles venant des Pyrénées. J’en ai deux chez moi, sans compter deux à Paris ; ma mère en a deux à Rouen, Commanville cinq à Paris et deux à Dieppe. Je passe mon temps à faire faire l’exercice et à patrouiller la nuit. Depuis dimanche dernier, je retravaille et ne suis plus triste. Au milieu de tout cela, il y a, ou plutôt il y a eu des scènes d’un grotesque exquis ; l’humanité se voit à nu dans ces moments. Ce qui me désole, c’est l’immense bêtise dont nous serons accablés ensuite.
Toute gentillesse, comme eût dit Montaigne, est perdue pour longtemps. Un monde va commencer : on élèvera les enfants dans la haine des Prussiens. Le militarisme et le positivisme le plus abject, voilà notre lot désormais ; à moins que, la poudre purifiant l’air, nous ne sortions de là, au contraire, plus forts et plus sains. Je crois que nous serons vengés prochainement par un bouleversement général. Quand la Prusse aura les ports de la Hollande, la Courlande et Trieste, l’Angleterre, l’Autriche et la Russie pourront se repentir. Guillaume a eu tort de ne pas faire la paix après Sedan. Notre honte eût été ineffable ; nous allons commencer à devenir intéressants. Quant à notre succès immédiat, qui sait ? L’armée prussienne est une merveilleuse machine de précision, mais toutes les machines se détraquent par l’imprévu ; un fêtu peut casser un ressort. Notre ennemi a pour lui la science ; mais le sentiment, l’inspiration, le désespoir sont des éléments dont il faut tenir compte. La victoire doit rester au droit, et maintenant nous sommes dans le droit. Oui, tu as raison ; nous payons le long mensonge où nous avons vécu, car tout était faux : fausse armée, fausse politique, fausse littérature, faux crédit et mêmes fausses courtisanes. Dire la vérité c’était être immoral. Persigny m’a reproché tout l’hiver dernier de « manquer d’idéal » ! et il était peut-être de bonne foi. On va en découvrir de belles ; ce sera une jolie histoire à écrire. Ah ! comme je suis humilié d’être devenu un sauvage, car j’ai le cœur sec comme un caillou ! Sur ce, je vais me réaffubler de mon costume et aller faire une petite promenade militaire dans le bois de Canteleu. Penses-tu à la quantité de pauvres que nous devons avoir ? Toutes les fabriques sont fermées et les ouvriers sans ouvrage ni pain : ce sera joli cet hiver. Malgré tout cela, je suis peut-être fou, quelque chose me dit que nous en sortirons. Mes respects au général et à toi toutes mes tendresses.