Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1129
Je suis remonté, car je suis résigné à tout ; je dis à tout : depuis dimanche, où nous avons appris les conditions que la Prusse voudrait nous imposer, rien que pour un armistice, il s’est fait un revirement dans l’esprit de tout le monde. C’est maintenant un duel à mort. Il faut, suivant la vieille formule, « vaincre ou mourir ». Les hommes les plus capons sont devenus graves. La garde nationale de Rouen envoie demain son 1er bataillon à Vernon ; dans quinze jours toute la France sera soulevée. J’ai vu aujourd’hui à Rouen des mobiles des Pyrénées ! Les paysans de Gournay marchent sur l’ennemi. De l’ensemble des nouvelles, il résulte que nous avons eu l’avantage dans toutes les escarmouches qui ont eu lieu aux environs de Paris, malgré la panique des zouaves du général Ducrot. Mais j’oublie que ton mari t’envoie tous les jours le Nouvelliste.
Je commence, aujourd’hui, mes patrouilles de nuit. J’ai fait tantôt à « mes hommes » une allocution paternelle, où je leur ai annoncé que je passerais mon épée dans la bedaine du premier qui reculerait, en les engageant à me flanquer à moi-même des coups de fusil s’ils me voyaient fuir. Ton vieux baudruchard d’oncle est monté au ton épique ! Quelle drôle de chose que les cervelles, et surtout que la mienne ! Croirais-tu que, maintenant, je me sens presque gai ! J’ai recommencé hier à travailler, et j’ai retrouvé l’appétit !
Tout s’use, l’angoisse elle-même.
Ton oncle Achille Flaubert me dépasse, car il veut quitter ses malades et prendre un fusil.
P***, qui tremblait il y a huit jours, a maintenant son sac tout préparé et ne demande qu’à marcher : chacun sent qu’il le faut ; le temps des plaintes est passé ! à la grâce de Dieu ! Bonsoir !
Peut-être suis-je fou ? Mais à présent j’ai de l’espoir. Si l’armée de la Loire ou celle de Lyon peut couper les chemins de fer des Prussiens, nous sommes sauvés. Il y a dans Paris 600 000 hommes armés de chassepots et 11 000 artilleurs de la marine, sans compter d’effroyables engins et une rage de cannibale qui anime tout le monde.
Mais causons de toi, ma pauvre Caro ! Comme je m’ennuie de ne pas te voir ! Te fais-tu à la vie de Londres ? Je t’engage à passer de longues séances au British et au National Gallery, ainsi qu’à Kensington. N’est-ce pas que les promenades sur la Tamise sont charmantes ? L’endroit que j’aime le mieux de Londres, c’est la pelouse de Greenwich. Tu ne m’as pas donné des nouvelles de Putzel. A-t-elle eu bien du succès ?
Que dis-tu de Julie[1], qui croit (bien qu’on lui dise) qu’on peut toujours et malgré tout aller à Paris par « la route d’en haut » ?
Les pauvres nous ont laissés, aujourd’hui, plus tranquilles que mardi dernier. Ce qui m’exaspère, c’est le beau temps ; le soleil a l’air de se moquer de nous ! Comme tu dois faire des réflexions philosophiques à Londres, mon pauvre Caro ! Il nous serait impossible de t’y rejoindre, car « les hommes valides » ne peuvent plus sortir de France ! On a arrêté l’émigration.
Adieu, ma chère Caro, ma pauvre fille. Je t’embrasse avec toutes les tendresses de mon cœur.
Ton vieux bonhomme d’oncle.
- ↑ La vieille bonne qui avait élevé Flaubert.