Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1131

Louis Conard (Volume 6p. 162-164).

1131. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset.] Mercredi soir, 5 octobre 1870.]
Ma chère Caro,

Je n’ai pas de bonnes nouvelles à te donner.

Les Prussiens sont d’un côté à Vernon et de l’autre à Gournay. Rouen ne résistera pas ! Je ne connais rien de plus ignoble que la Normandie ! Aussi est-il probable que les Prussiens ne s’y livreront pas à de grands excès.

La République me paraît dépasser l’Empire en bêtise ! On parle toujours des armées du centre et on ne les voit pas. On promène les soldats d’une province à l’autre ; voilà tout. Les gens de cœur qui s’en mêlent rentrent chez eux, désespérés ; nous sommes non seulement malheureux, mais ridicules.

Quant à Paris, il résistera quelque temps encore ; mais on dit que la viande ne va pas tarder à manquer, alors il faudra bien se rendre. Les élections pour la Constituante auront lieu le 16. Il est impossible que la paix soit faite auparavant, et avant que tout soit réglé ; il nous faut donc attendre encore un mois. Dans un mois tout sera fini, c’est-à-dire le premier acte du drame sera fini : le second sera la guerre civile.

Il y a eu du revif après la circulaire de Favre ; mais la reddition de Strasbourg (auquel on n’a pas envoyé un homme ni un fusil) nous a replongés dans l’abattement.

C’est le cœur qui nous manque, pas autre chose, car si tout le monde s’entendait, nous pourrions encore avoir le dessus ! Pour nous sauver, je ne vois plus maintenant qu’un miracle ; mais le temps des miracles est passé.

Tu me parais bien raisonnable et bien stoïque, ma chère fille. L’es-tu vraiment, autant que tu le dis ? Quant à moi, je me sens brisé, car je vois nettement l’abîme. Quoi qu’il advienne, le monde auquel j’appartenais a vécu. Les Latins sont finis ! maintenant c’est au tour des Saxons, qui seront dévorés par les Slaves. Ainsi de suite.

Nous aurons pour consolation, avant cinq ou six ans, de voir l’Europe en feu ; elle sera à nos genoux, nous priant de nous unir avec elle contre la Prusse. La première puissance qui va se repentir de son égoïsme, c’est l’Angleterre. Son influence en Orient est perdue ; Alexandre ne fera qu’une bouchée de Constantinople, et cela, prochainement.

Depuis hier, tous les Nogentais et ta grand’mère sont chez toi, à Rouen, pensant être plus en sûreté qu’à Croisset, car ils y seront plus entourés ; mais ta grand’mère se propose de revenir très prochainement à Croisset et de les laisser se débrouiller à Rouen comme ils l’entendront.

J’ai écrit à ton mari de venir samedi soir dîner et coucher à Croisset, afin que nous puissions causer un peu tranquillement.

Tu n’as pas l’air enchantée de la famille Farmer. Elle est trop bourgeoise.

Mais je crois qu’Ernest te rappellera bientôt.

Il est peu probable que les Prussiens aillent à Dieppe. Quand ils auront rançonné Rouen et le Havre, ce qui ne sera pas long, ils s’en retourneront à Paris.

Voilà tout, mon pauvre loulou. Quel plaisir j’aurai à te revoir ! Je n’étais pas gai le jour que je t’ai dit adieu à Neuville !

Ta bonne maman est assez raisonnable. La supériorité qu’elle se sent sur ses hôtes lui donne du nerf.

Adieu, ma chère Caro, ma pauvre fille. Je t’embrasse avec toutes les tendresses de mon cœur.

Ton vieil oncle.

Fais bien mes amitiés à Mme Herbert et à ses filles. Connais-tu Adélaïde (celle qui est bossue et qui a les plus charmants yeux du monde) ?