Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1111

Louis Conard (Volume 6p. 131-132).

1111. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Croisset, 8 juillet 1870.
Chère Demoiselle,

J’ai reçu votre lettre du 2 juillet et votre petit volume de chroniques. Mais je vous demanderai la permission de ne vous en parler que dans ma prochaine lettre, parce que je n’ai pas eu le temps de le lire jusqu’à présent. Je suis en train d’arranger les affaires de mon pauvre Bouilhet, dont je publierai cet automne un livre de poésies et dont je ferai jouer une pièce en cinq actes.

Je ne suis pas plus gai que vous, car l’année a été, pour moi, atroce. J’ai enterré presque tous mes amis ou du moins les plus intimes. En voici la liste : Bouilhet, Sainte-Beuve, Jules de Goncourt, Duplan le secrétaire de Cernuschi, et ce n’est pas tout ! Mon entourage intellectuel n’existe plus. Je me trouve seul comme en plein désert.

Pour ne pas me laisser aller à la tristesse, je me suis raidi tant que j’ai pu et je recommence à travailler. La vie n’est supportable qu’avec une ivresse quelconque. Il faut se répéter le mot de Goethe : « Par delà les tombes, en avant ! »

Je me suis remis à une vieille toquade dont je vous ai parlé, je crois. C’est une Tentation de Saint Antoine. C’est-à-dire une exposition dramatique du monde alexandrin au IVe siècle. Rien n’est plus curieux que cette époque-là. Je crois que ce livre vous intéressera à cause du milieu qu’il représente. Mais je ne suis pas prêt de l’avoir fini. C’est une besogne qui me demandera bien deux ans. Je voudrais m’y perdre tout entier, pour ne plus songer à mes misères et à mes chagrins.