Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1112

Louis Conard (Volume 6p. 133-134).

1112. À SA NIÈCE CAROLINE.
Nuit de jeudi, 2 heures [14-15 juillet 1870].
Chère Caro,

Tu es bien gentille de nous écrire aussi souvent, mais tu devrais nous dire le jour exact de ton retour. Il ne doit pas être fort éloigné. Ce sera, d’après mes calculs, du 25 au 28. Nous aurions une grande déception si tu le retardais, et je ne sais pas ce que je ferais de ta grand’mère. Elle va bien, cependant, et son moral est bon, quoique elle s’ennuie de toi considérablement.

Je suis tout à Saint Antoine et j’espère à la fin de cette semaine en avoir écrit quatre pages.

En fait de nouvelles, je n’ai rien de curieux à te dire. Avant-hier soir, visite du citoyen Raoul-Duval, avec trois chevaux, quatre chiens et deux jeunes filles. Cela faisait un joli embarras dans le jardin, mais ta bonne maman s’en est amusée. Pour rester avec elle, j’ai refusé d’aller aujourd’hui dîner chez Lapierre. Dimanche prochain nous aurons le sieur Desprez (d’Honfleur) et sa petite famille.

Je suis encore terrifié par la laideur de la mère X***. Je l’ai regardée hier au crépuscule, comme elle était assise sur le banc, devant le salon. Un jour verdâtre l’éclairait. Elle m’apparut épouvantable et, en plus, d’une stupidité mirifique. Mais ce matin, apparition et rognonements de l’Horloger ! Je ne m’en lasse pas.

J’ai rarement vu une aussi belle nuit que celle qu’il fait maintenant ! La lune brille à travers le tulipier ; les bateaux qui passent font des ombres noires sur la Seine endormie, les arbres se mirent dans son eau, un bruit d’avirons coupe le silence à temps égaux : c’est d’une douceur sans pareille ; il serait temps de se coucher, néanmoins.

Ah ! pauvre loulou, tu ne trouves pas les bourgeois qui t’entourent ruisselants de poésie ? Je crois bien ! Plus tu iras et plus tu seras convaincue qu’on ne peut causer qu’avec très peu de monde. Le nombre des imbéciles me paraît, à moi, augmenter de jour en jour. Presque tous les gens qu’on connaît sont intolérables de lourdeur et d’ignorance. On va et revient du mastoc au futile.

Et cette santé, pauvre chat ? Tu ne vas pas, j’espère, commencer une troisième saison de bains.

Allons, adieu. Je t’embrasse bien fort.

Ton vieil oncle.