Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1026

Louis Conard (Volume 6p. 24-26).

1026. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset.] Mercredi soir [9 juin 1869].
Mon Loulou,

Flavie m’avait paru tellement inquiète de n’avoir pas reçu de Hambourg[1] une dépêche télégraphique que j’étais moi-même un peu troublé dimanche. Lundi matin, elle n’avait encore rien reçu et je tremblais d’arriver à Croisset. Mais heureusement que ta grand’mère avait, de toi, une dépêche et une lettre.

Elle va bien, sauf un rhume. La compagnie de cette bonne Cora et de sa petite fille lui fait du bien. Néanmoins elle compte les jours et s’ennuie de toi beaucoup.

Quant à Vieux, il est revenu de Paris brisé de fatigue et affecté d’une grippe abominable. Je ne fais que tousser et cracher. J’ai les membres moulus comme si l’on m’avait donné des coups de bâton. Je me sens la tête vide et bourdonnante. J’ai trop travaillé depuis six mois et j’ai besoin d’un long repos. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir repris les notes de Saint-Antoine et d’y rêvasser tout doucement. À la fin de la semaine prochaine, Monseigneur sera revenu de Paris et nous nous mettrons à corriger l’Éducation sentimentale, phrase par phrase. Ce sera l’affaire d’une quinzaine au moins. Ma dernière lecture chez la Princesse a atteint les suprêmes limites de l’enthousiasme (textuel). Une bonne partie de ce succès doit revenir à la manière dont j’ai lu. Je ne sais pas ce que j’avais ce jour-là, mais j’ai débité le dernier chapitre d’une façon qui m’en a ébloui moi-même. J’ai signé mon bail de la rue Murillo et choisi les étoffes pour tendre. Je crois qu’à peu de frais je peux m’organiser là un gentil réduit, une « délicieuse bonbonnière », comme dirait M. Achille Dupont.

Ta grand’mère tient à la voir, quand elle sera prête (ce qui aura lieu, je pense, vers le milieu de septembre). Elle veut faire le voyage de Paris, tout exprès. Ce sera le moment de lui montrer sa chambre dans votre hôtel. Cette manière de lui apprendre votre changement de domicile est, je crois, la plus douce.

L’agitation électorale est finie. Ce bon Pouyer-Quertier est enfoncé ainsi que papa Ledier ; en y ajoutant le père Barbet, ça fait un joli trio. Je suis revenu de Paris lundi matin avec ce dernier (M. Barbet) ; il m’a eu l’air de supporter sa déconfiture stoïquement. Mais il laisse pousser sa barbe, ce que je trouve énorme.

Après trois jours de chaleur atroce, le temps s’est rafraîchi, et ce soir j’ai fait du feu. Nous attendons Mme Vasse et Flavie vers la fin de cette semaine. Voilà toutes les nouvelles, ma chère Caro. Et toi ? et vous ? Il me tarde d’avoir quelques détails sur votre voyage. Vous amusez-vous bien ? Avez-vous vu de beaux paysages ? Oui, n’est-ce pas ? Je ne vous cache pas que je vous envie profondément, et voudrais vous accompagner. Te rappelles-tu la dame qu’on a arrêtée sous les fenêtres du Café Riche, le jour où nous y dînions ensemble ? C’était une dame du monde qui venait de flanquer des gifles à son époux qu’elle avait rencontré au bras d’une cocotte. L’histoire en était le lendemain dans tous les journaux.

La Princesse m’a dit que notre « consul de Prusse » ne serait pas nommé sans difficulté. Son rival (je ne sais lequel) est protégé par Mme Pourtalès. Elle espère néanmoins remporter la victoire. Dans ma prochaine lettre, je lui recommanderai derechef Monsieur mon neveu.

Adieu, mon bibi. Portez-vous bien et amusez-vous. Je clorai ma lettre demain matin.

Ton vieil oncle qui t’aime.

Jeudi [10 juin.]

J’ai reçu ce matin ta lettre de Copenhague (dimanche 6 juin). Comme je suis content de te savoir en si bonne humeur !

La nomination de M. de Commanville (sic), comme vice-consul de Turquie à Dieppe, était hier dans le Journal de Rouen.


  1. Mme Commanville voyageait en Suède et en Norvège pour les affaires de son mari.