Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1025

Louis Conard (Volume 6p. 22-23).

1025. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Croisset, jeudi 4 heures [juin 1869].

Je commençais à trouver le temps long, Princesse ! Il me semblait que vous m’oubliiez un peu quand, hier, j’ai reçu votre bonne lettre mélancolique. Pourquoi cela ? La politique vous inquiète ? Les choses pourraient être en meilleur état, c’est vrai, mais je ne les envisage pas comme si désespérées que vous le pensez. Je n’ai pas plus peur d’une révolution que de la chute du soleil. Il me semble (à moi qui ne suis qu’un observateur) que le remède ne serait pas bien difficile et qu’avec un peu d’esprit, et de hauteur d’âme surtout, tous les partis se tairaient.

Ma mère est en ce moment chez une vieille amie dans le département de l’Eure, à Verneuil. J’irai la chercher à la fin de la semaine prochaine et je profiterai de cela pour aller jusqu’à Saint-Gratien vous faire une petite visite. Car je m’ennuie trop de ne pas vous voir.

Moi aussi, je ne suis pas très joyeux. Mon pauvre Bouilhet, qui est à Vichy, me donne des inquiétudes sérieuses. Dans une quinzaine de jours on saura à quoi s’en tenir, mais présentement je suis très tourmenté. Il paraît avoir une albuminurie. C’est une maladie dont on ne guérit pas.

Mon roman est là dans sa boîte et je n’y pense pas plus que s’il n’existait point. Je le reprendrai dans six semaines pour y faire les dernières corrections, et puis vogue la galère !

Le souvenir des lectures que j’ai faites chez vous, Princesse, me restera comme une des meilleures choses de ma vie. Vous ne sauriez croire à quel point était chatouillée « l’orgueilleuse faiblesse de mon cœur » ainsi qu’eût dit le grand Racine.

J’ai repris une vieille tocquade, un livre que j’ai déjà écrit deux fois et que je veux refaire à neuf[1]. C’est une extravagance complète, mais qui m’amuse. Aussi suis-je perdu maintenant dans les Pères de l’église, comme si je me destinais à être prêtre !

Quelle chaleur ! J’espère qu’elle ne vous incommode pas ? Je vous vois d’ici, à l’ombre, sous vos beaux arbres. Je voudrais y être près de vous, pour vous baiser les mains, Princesse, et vous répéter que je suis

entièrement vôtre.

  1. La Tentation de saint Antoine.