Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1024

Louis Conard (Volume 6p. 20-22).

1024. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Paris] Dimanche matin, 23 mai 1869.

Je suis si exténué que j’ai à peine la force de t’écrire. Maintenant que j’ai fini mon roman, je m’aperçois de ma fatigue. J’ai passé la semaine à recaler mon manuscrit que je donne demain à recopier ; ce sera l’affaire de huit à dix jours. Il faudra que je le relise, puis je m’en retournerai à Croisset.

Si vous pouvez différer votre départ jusqu’au 8 ou 10 juin, ta grand’mère de cette façon ne resterait pas seule.

Est-ce que tu as toujours l’intention d’aller aux Pyrénées au mois d’août ? Je ne te cache pas, mon loulou, que si vous pouvez vous priver de ce voyage, vous m’obligerez infiniment. Autrement, je n’aurais aucune vacance, puisqu’il faut que je sois à Paris dès le 1er  septembre pour imprimer mon livre, et franchement j’ai besoin de prendre l’air.

Je suis bien perplexe quant à la question de déménagement : mon pauvre petit logis me fait peine à quitter. D’autre part, je ne peux le garder ; il est trop cher, me coûte trop de voitures et sera trop loin du vôtre. Mais le déménagement va me coûter « les yeux de la tête », ma chère dame ! et puis, je n’ai pas le temps de me chercher un logement, puisque j’ai à peine le temps de faire recopier mon manuscrit. Cependant !… perplexité, embarras.

Autre sujet de fatigue :

La princesse Mathilde m’a demandé par deux fois à ce que je lui lise des fragments de mon roman. À la troisième requête, j’ai cédé, et hier je me suis mis à lire les trois premiers chapitres. Là-dessus, enthousiasme de l’aréopage impossible à décrire, et il faut que tout y passe, ce qui va me demander (au milieu de mes autres occupations) quatre séances de quatre heures chacune.

Elle a le temps de m’entendre, elle ! Elle ne repousse pas Vieux au dernier plan.

Pauvre loulou, nous allons être bien longtemps sans nous voir. Et l’hiver prochain, nous nous verrons bien peu. Tu seras à Paris, et moi tout seul là-bas, à rebûcher. Voilà la vie.

Présente mes respects à mon beau neveu et prie-le de m’envoyer mille francs. Je suis sans le sol. Embrasse-le de ma part pour le remercier, et dis-lui pour le rassurer sur mon sort que je compte tirer à Lévy un supplément de 5 à 6 000 francs. C’est à la mère Sand que je devrai cela.

Je bécote tes deux bonnes joues.

Ton vieil oncle.

Ta bonne maman me paraît aller mieux décidément. Mais pendant ton absence ?