Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1027

Louis Conard (Volume 6p. 26-28).

1027. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset] Samedi soir, 19 juin 1869.

Oui, ma chère Carolo, tu es bien gentille pour les lettres ; seulement tu as eu tort, en partant de Paris, de promettre à Flavie de nous envoyer une dépêche télégraphique, dès ton arrivée à Hambourg. Voilà tout. Je n’ai rien à t’apprendre. Les plus grands événements de notre vie sont l’arrivée des lettres de la « fameuse fille ». Ta bonne maman va bien et son moral se remonte. Elle a eu ces jours-ci un rhume, qui est maintenant à peu près passé. Coralie est partie hier ; sa sœur et sa mère sont arrivées mercredi. Cette bonne compagnie fait le plus grand bien à ta grand’mère. Mais quand elle ne l’aura plus, que deviendra-t-elle ? Et moi, que deviendrai-je ? Ce ne sera pas gai !

Je ne me rappelle pas ce que je t’ai dit à la porte du Café Riche ; n’était-ce pas de prendre des notes ? Celles que tu peux écrire sont sans doute plus pittoresques que les miennes, présentement ; car je suis perdu dans les Pères de l’église. Ma fatigue est passée et je médite un Saint Antoine nouveau ; tout mon ancien ne me servira que comme fragments.

Dans une huitaine de jours, je me mettrai aux corrections de mon roman.

Quant à l’extérieur, la politique est au calme plat. À Saint-Étienne, près de Lyon, il y a eu révolte des ouvriers mineurs et on a cassé quelques prolétaires.

J’allais oublier de te dire que, jeudi, ton oncle Achille Dupont est venu déjeûner ; il m’a raconté l’histoire de Mlle de T*** que j’ignorais ; puis des détails sur la sœur cadette, qui sont HÉNAURMES ! Tout cela jette un jour bien défavorable sur « nos campagnes ».

Pauvre loulou, je voudrais bien traverser avec toi celles qui t’entourent ! Je t’avoue que je vous jalouse bassement. Tu n’imagines pas comme je suis content de voir que les voyages te plaisent ! N’est-ce pas que c’est une sorte de vie nouvelle qui vous est révélée ? Comme on respire bien dans les pays inconnus ! et comme on aime tout !

Je suis flatté des belles connaissances que vous faites. Les personnes de la famille royale de Suède sont, à ce qu’on m’a dit, les meilleures gens du monde. Ceux qui les entourent doivent leur ressembler.

Du point où vous êtes maintenant, votre itinéraire est fixé, n’est-ce pas ? Allez-vous, dans le Nord, plus loin que Drontheim ? Prenez garde de vous casser la margoulette dans les montagnes. Rapportez-nous vos personnes en bon état.

J’embrasse vos deux mines, et la tienne particulièrement.

Ton vieil oncle.

Il continue à faire très froid dans notre belle Normandie. Mais, vous, n’avez-vous pas trop chaud ? et les montagnes ?

Ernest a-t-il tiré quelque bon coup de fusil ? Vous devez voir des oiseaux farces.