Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/1005

Louis Conard (Volume 5p. 423-425).

1005. À GEORGE SAND.
[Croisset] mardi [15 décembre 1868].
Chère Maître,

Vous n’imaginez pas la peine que vous me faites ! Malgré l’envie que j’en ai, je réponds « non ». Cependant, je suis déchiré par l’envie de dire « oui ». Cela me donne des airs de monsieur indérangeable, qui sont fort ridicules. Mais je me connais : si j’allais chez vous à Nohant, j’en aurais ensuite pour un mois de rêverie sur mon voyage. Des images réelles remplaceraient dans mon pauvre cerveau les images fictives que je compose à grand’peine. Tout mon château de cartes s’écroulerait.

Il y a trois semaines, pour avoir eu la bêtise d’accepter un dîner dans une campagne des environs, j’ai perdu quatre jours. Que serait-ce en sortant de Nohant ? Vous ne comprenez pas ça, vous, être fort !

Il me semble que l’on en veut un tantinet à son vieux troubadour (mille excuses si je me trompe !) de n’être pas venu au baptême des deux amours de l’ami Maurice. Il faut que la chère maître m’écrive si j’ai tort et pour me donner de ses nouvelles.

En voici des miennes. Je travaille démesurément et suis, au fond, réjoui par la perspective de la fin qui commence à se montrer.

Pour qu’elle arrive plus vite, j’ai pris la résolution de demeurer ici tout l’hiver, jusqu’à la fin de mars probablement. En admettant que tout aille pour le mieux, je n’aurai pas terminé le tout avant la fin de mai. Je ne sais rien de ce qui se passe et je ne lis rien, sauf un peu de Révolution française après mes repas, pour faire la digestion. J’ai perdu la bonne coutume que j’avais autrefois de lire tous les jours du latin. Aussi n’en sais-je plus un mot ! Je me remettrai au Beau quand je serai délivré de mes odieux bourgeois, et je ne suis pas près d’en reprendre !

Mon seul dérangement consiste à aller dîner tous les dimanches à Rouen, chez ma mère. Je pars à 6 heures et je suis revenu à 10. Telle est mon existence.

Vous ai-je dit que j’avais eu la visite de Tourgueneff ? Comme vous l’aimeriez !

Sainte-Beuve se soutient. Au reste, je le verrai la semaine prochaine, car je serai à Paris pendant deux jours, afin d’y trouver des renseignements dont j’ai besoin. Sur quoi les renseignements ? Sur la garde nationale !!!

Ouïssez ceci : le Figaro, ne sachant avec quoi emplir ses colonnes, s’est imaginé de dire que mon roman racontait la vie du chancelier Pasquier. Là-dessus, venette de la famille dudit, qui a écrit à une autre partie de la même famille demeurant à Rouen, laquelle a été trouver un avocat dont mon frère a reçu la visite, afin que… bref, j’ai été assez stupide pour ne pas « tirer parti de l’occasion ». Est-ce beau comme bêtise, hein ?