Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0953
Non ! je ne vous oublie pas, chère Demoiselle, et je suis peiné de vous savoir malade. Si la sympathie en ces occasions pouvait servir à quelque chose, vous seriez guérie. Quel genre de maux d’yeux avez-vous ? Il est donc intermittent, puisque vous m’avez écrit quelques lignes au bas de votre lettre.
Vous m’annoncez la mort d’un vieil ami à vous[1]. Moi aussi, j’ai à vous parler de deuil. La semaine dernière j’ai perdu une petite-nièce que j’aimais beaucoup, une enfant de trois ans. Emportée en cinq jours par une pneumonie, suite d’une rougeole. La mère était malade elle-même. J’ai assisté à des désespoirs profonds, dont j’avais ma part, et j’ai monté une fois de plus la côte de ce cimetière où j’en ai déjà tant mis des miens.
Puisque nous aimons tous les deux Mme Sand et que vous me demandez de ses nouvelles, je puis vous en donner, quoique je ne l’aie pas vue depuis longtemps. Mais je la verrai dans une huitaine de jours à Paris, où je retourne pour quatre mois environ. Elle va très bien et devait passer l’hiver dans le Midi, mais le grand froid qui rendait les voyages difficiles l’en a empêchée.
Mon roman est arrivé à la fin de sa seconde partie. Mais pour l’avoir entièrement terminé, il me faut bien encore dix mois. J’aborde la Révolution de 1848 et, en étudiant cette époque-là, je découvre beaucoup de choses du passé qui expliquent des choses actuelles. Je crois que l’influence catholique y a été énorme et déplorable.
Je ne pense pas comme vous qu’on soit à la veille d’une guerre religieuse : la Foi manque trop de part et d’autre. Nous sommes dans le temps de la blague, et rien de plus. Tant pis pour les gens comme nous qu’elle n’amuse pas !
Est-ce que vous ne pourriez pas trouver quelqu’un qui vous ferait des lectures, pour continuer votre histoire de l’Anjou ? Je suis très fâché que vous ayez abandonné ce travail, qui vous était sain et utile.
Vos chagrins me semblent si profonds et enracinés que je ne sais plus que vous conseiller, chère Demoiselle. Soignez vos yeux et tâchez de ne pas songer à ce qui vous afflige.
- ↑ Victor Mangin, rédacteur en chef du Phare de la Loire.