Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0951
[…] Mes personnages imaginaires m’affectent, me poursuivent, ou plutôt c’est moi qui suis en eux. Quand j’écrivais l’empoisonnement d’Emma Bovary, j’avais si bien le goût d’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi-même que je me suis donné deux indigestions coup sur coup, deux indigestions très réelles, car j’ai vomi tout mon dîner. […]
N’assimilez pas la vision intérieure de l’artiste à celle de l’homme vraiment halluciné. Je connais parfaitement les deux états ; il y a un abîme entre eux. Dans l’hallucination proprement dite, il y a toujours terreur ; vous sentez que votre personnalité vous échappe ; on croit que l’on va mourir. Dans la vision poétique, au contraire, il y a joie ; c’est quelque chose qui entre en vous. Il n’en est pas moins vrai qu’on ne sait plus où l’on est… Souvent cette vision se fait lentement, pièce à pièce, comme les diverses parties d’un décor que l’on pose ; mais souvent aussi elle est subite, fugace comme les hallucinations hypnagogiques. Quelque chose vous passe devant les yeux ; c’est alors qu’il faut se jeter dessus avidement. […]