Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0937
Il n’est pas possible, Princesse, d’écrire à quelqu’un une lettre plus charmante que la vôtre (du 26) ; j’en ai été touché jusqu’au fond de l’âme, sincèrement.
Quel dommage que vous ne soyez pas une simple bourgeoise ! La gratitude se lâcherait avec plus de liberté. Vous savez d’ailleurs que je suis timide, quoi que vous en disiez.
Mon indisposition persistante m’a fait revenir de Champagne à Paris et de Paris à Croisset plus tôt que je ne l’avais projeté. Ce qui m’a le plus contrarié là dedans c’est de n’avoir pu vous voir à Saint-Gratien, qui est un petit coin de ce monde exquis, Princesse, comme tout ce qui vous concerne. Je prendrai ma revanche avant l’hiver. J’irai vous surprendre, à quelque jour, si vous le permettez. On est toujours sûr de trouver votre personne et votre affection. Je me suis présenté chez Sainte-Beuve la veille de son départ ; une de ses odalisques m’a répondu qu’il dormait. Je l’ai laissé continuer son somme, et ne l’ai pas vu, par conséquent. Je n’ai pas de nouvelles des de Goncourt qui sont à Trouville. Ceux-là m’inquiètent aussi. Je ne les crois pas solides. Je partage entièrement le dégoût que vous inspire la vue du monde dans les villes d’eaux. Il arrive une époque où la Banalité vous horripile, et où la Bêtise vous exaspère. C’est alors qu’on se rejette, avec égoïsme, sur les rares personnes qui en sont exemptes. Tout en lisant, je manie le petit couteau indien que vous m’avez donné, et quand je lève les yeux je vois votre grande aquarelle. Quoique je n’aie pas besoin de souvenirs pour songer à vous, Princesse, je réclame humblement, néanmoins, un certain portrait, une certaine gravure dont il était question, l’autre jour, chez vous.
À ce moment-là, nous étions assis par terre sur les marches de votre escalier, à vos pieds ; c’est la place naturelle de ceux qui vous connaissent. Je m’y remets et j’y reste.
Car je suis, Princesse, tout à vous.