Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0938

Louis Conard (Volume 5p. 331-332).

938. À GEORGE SAND.
Croisset [1er  novembre 1867].
Chère maître,

J’ai été aussi honteux qu’attendri hier au soir en recevant votre « tant gente » épître. Je suis un misérable de n’avoir pas répondu à la première. Comment cela se fait-il ? Car ordinairement je ne manque pas d’exactitude.

Le travail ne va pas trop mal. J’espère avoir fini ma seconde partie au mois de février. Mais pour avoir tout terminé dans deux ans, il faut que, d’ici là, votre vieux ne bouge pas de son fauteuil. C’est ce qui fait que je ne vais pas à Nohant. Huit jours de vacances, c’est pour moi trois mois de rêverie. Je ne ferais plus que songer à vous, aux vôtres, au Berry, à tout ce que j’aurais vu. Mon malheureux esprit naviguerait dans des eaux étrangères. J’ai si peu de force !

Je ne cache pas le plaisir que m’a fait votre petit mot sur Salammbô. Ce bouquin-là aurait besoin d’être allégé de certaines inversions ; il y a trop d’alors, de mais et de et. On sent le travail.

Quant à celui que je fais, j’ai peur que la conception n’en soit vicieuse, ce qui est irrémédiable ; des caractères aussi mous intéresseront-ils ? On n’arrive à de grands effets qu’avec des choses simples, des passions tranchées. Mais je ne vois de simplicité nulle part dans le monde moderne.

Triste monde ! Est-ce assez déplorable et lamentablement grotesque, les affaires d’Italie ? Tous ces ordres, contre-ordres de contre-ordres des contre-ordres ! La terre est une planète très inférieure, décidément.

Vous ne m’avez pas dit si vous étiez contente des reprises de l’Odéon. Quand irez-vous dans le Midi ? Et où cela, dans le Midi ?

D’aujourd’hui en huit, c’est-à-dire du 7 au 10 novembre, je serai à Paris, ayant besoin de flâner dans Auteuil pour y découvrir des petits coins. Ce qui serait gentil, ce serait de nous en revenir à Croisset ensemble. Vous savez bien que je vous en veux beaucoup pour vos deux derniers voyages en Normandie.

À bientôt, hein ? Pas de blague ! Je vous embrasse comme je vous aime, chère maître, c’est-à-dire très tendrement.

Voici un morceau que j’envoie à votre cher fils, amateur de ce genre de friandises :

Un soir, attendu par Hortense,
Sur la pendule ayant les yeux fixés,
Et sentant son cœur battre à mouvements pressés,
Le jeune Alfred séchait d’impatience.

(Mémoires de l’Académie de Saint-Quentin.)