Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0900

Louis Conard (Volume 5p. 276-279).

900. À MADAME ***.
Croisset, mardi soir [février 1867].

M. de Maricourt ne s’est point trompé en préjugeant une sympathie entre nous deux. Son livre m’a tellement plu que je vais vous dire exactement, entièrement, ce que j’en pense. Si je le trouvais médiocre, je vous enverrais un éloge sans restrictions et tout serait dit. Mais les Deux Chemins[1] sont une œuvre à considérer. Donc, au risque de faire le pion (mais j’y suis contraint), je commence.

Quant à de l’intérêt, il y en a beaucoup, et du talent aussi, un talent franc et charmant ; c’est plein de choses étudiées, vues, vécues. Jusqu’aux deux tiers du livre (à part quelques petites taches, des étourderies) j’ai à peu près tout admiré. Mais à partir du tremblement de terre (page 140), il me semble que le roman ne se tient plus sur les pieds. Je veux dire que les événements ne dérivent plus du caractère des personnages ou que ces mêmes caractères ne les produisent pas. Car c’est l’un ou l’autre (et même l’un et l’autre) dans la réalité. Les faits agissent sur nous et nous les causons. Ainsi, à quoi sert la révolution de Sicile ? Déborah n’avait pas besoin de cela pour s’en aller, et Pipinna pour mourir. Pourquoi ne pas leur avoir trouvé une fin en rapport naturel avec tous leurs antécédents ? Cela est de la fantaisie et donne à une œuvre sérieusement commencée des apparences légères. Le roman, selon moi, doit être scientifique, c’est-à-dire rester dans les généralités probables. Voilà mon plus gros reproche et même le seul qui soit grave.

J’ai été ravi tout d’abord par le portrait de Pipinna et l’intérieur de sa famille. Si tout était de ce calibre-là, le livre serait un chef-d’œuvre. Stella, le père, la maman, tout cela est parfaitement fait. Certaines pages exhalent un parfum du midi qui vous pénètre ; on s’écrie : C’est ça.

J’aime beaucoup Déborah. Sa description de l’enfant mort est un bijou. Mais ce qui domine tout le livre, c’est la promenade en canot (pages 76 et suivantes). Quand on a écrit ces pages-là, on est capable de tout écrire. Pas un écrivain qui ne puisse s’en honorer.

Le parallélisme entre les deux femmes marche naturellement, tout est bien engagé ; mais, après la soirée où Déborah chante, commence (pour moi) le revers de la médaille. J’ai compris jusque-là et admiré ce caractère, mais il devient trop voulu de la part de l’auteur. Je la trouve un peu trop actrice et poseuse ; les femmes perdues sont plus naïves. Quel intérêt a-t-elle à faire le monstre ? Il me semble que la vérité (probable) et la moralité du livre y auraient gagné, si elle eût fini par aimer Herman, juste au moment où celui-ci s’en fût dégoûté ! Du reste, elle a de beaux mouvements d’éloquence. Mais on se demande : est-ce vrai ? Tandis que l’on croit, comme si on les avait reçues soi-même, aux hyperboles orientales de Pipinna, parce qu’elle est humaine. Je crois, enfin, qu’à un certain moment l’auteur a voulu montrer son esprit et a perdu de vue ses personnages, si bien plantés tout d’abord. Cela commençait comme un grand roman, puis a tourné à la nouvelle.

Je blâme le rêve (page 42) comme poncif. L’auteur ne s’aperçoit pas non plus parfois qu’il gâte ce qu’il vient de faire. Ainsi (page 23), entre deux paragraphes excellents, il intercale une naïveté qui détruit son effet : « Comme pour obéir à la grande loi du contraste. »

Puisque vous me montrez le contraste, vous n’avez pas besoin de me le dire. Il y a (rarement il est vrai) des métaphores fausses, mais il y en a ; ainsi dans Un purgatoire en sol dièze, qui est un petit conte du meilleur goût : « je fus frappé de l’extrême douceur ». Une douceur ne frappe pas. Ah ! je suis un pédant ! je sais bien. Mais quand on a de jolies mains, on doit les soigner. Or M. de Maricourt a non seulement une main d’artiste très bien faite et exercée, mais il a le biceps saillant, ce qui vaut mieux. Son livre a des parties énergiques et viriles. On y sent ce qui est la première des choses : une individualité. J’aurais encore beaucoup à vous dire, car ce livre, je vous le répète, m’a frappé. Je l’ai lu d’une haleine et je reviens de le feuilleter. Faites donc à son auteur mes compliments très sincères. Je voudrais le connaître, il me plaît.


  1. Par René de Maricourt.