Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0901
Tantôt à six heures, on m’a apporté de Rouen votre charmant cadeau[1], Princesse.
Je le trouve si joli et il me plaît tellement que je l’ai gardé sur ma table au milieu de mes paperasses et que je le contemple, sans m’en lasser, comme un grand enfant que je suis. Je songerai donc à vous, tout en mangeant ; ce sera une fois de plus dans la journée. Mais ce qui flatte encore mieux que le cadeau, c’est le souvenir. Je ne me rappelais plus cette promesse, faite à Saint-Gratien, dans les bons jours que j’ai passés près de vous. J’imagine que le moment approche où vous allez partir pour Compiègne. Je ne me déplacerai pas avant votre retour, bien entendu. Comme mon voyage à Paris n’a, au fond, d’autre but que de vous voir, je tiens à ne pas vous manquer. Ma grippe et mon enrouement seront passés d’ici là, je l’espère. D’ailleurs tant pis !
J’ai eu dernièrement des nouvelles de Sainte-Beuve, par Tourgueneff qui m’a fait une visite de vingt-quatre heures. Je connais peu d’hommes d’une conversation plus exquise (c’est de Tourgueneff que je parle et non de Sainte-Beuve ; on peut s’y tromper). Sa compagnie vous plairait infiniment, j’en suis sûr.
Voilà de bien mauvais jours pour votre atelier, n’est-ce pas ? Quelle humidité, quel vilain temps ! Ne vous semble-t-il pas, quelquefois, que l’eau du ciel nous entre dans le cœur et y fait des larmes ? C’est pour cela qu’il faut se créer un autre monde, en dehors de la nature : l’Idéal console du Réel. Il y a pourtant de belles réalités, et qui sont bonnes en même temps.
Je vous baise les deux mains, Princesse,
- ↑ Couteau indien offert par la Princesse.