Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0868

Louis Conard (Volume 5p. 238-239).

868. À GEORGE SAND.
Croisset [fin septembre 1866][1].

Moi, un être mystérieux, chère maître, allons donc ! Je me trouve d’une platitude écœurante et je suis parfois bien ennuyé du bourgeois que j’ai sous la peau. Sainte-Beuve, entre nous, ne me connaît nullement, quoi qu’il dise. Je vous jure même (par le sourire de votre petite-fille) que je sais peu d’hommes moins « vicieux » que moi. J’ai beaucoup rêvé et très peu exécuté. Ce qui trompe les observateurs superficiels, c’est le désaccord qu’il y a entre mes sentiments et mes idées. Si vous voulez ma confession, je vous la ferai tout entière.

Le sens du grotesque m’a retenu sur la pente des désordres. Je maintiens que le cynisme confine à la chasteté. Nous en aurons à nous dire beaucoup (si le cœur vous en dit) la première fois que nous nous verrons.

Voici le programme que je vous propose. Ma maison va être encombrée et incommode pendant un mois. Mais vers la fin d’octobre ou le commencement de novembre (après la pièce de Bouilhet), rien ne vous empêchera, j’espère, de revenir ici avec moi, non pour un jour, comme vous dites, mais pour une semaine au moins. Vous aurez votre chambre « avec un guéridon et tout ce qu’il faut pour écrire ». Est-ce convenu ?

Quant à la féerie, merci de vos bonnes offres de service. Je vous gueulerai la chose (elle est faite en collaboration avec Bouilhet). Mais je la crois un tantinet faible et je suis partagé entre le désir de gagner quelques piastres et la honte d’exhiber une niaiserie.

Je vous trouve un peu sévère pour la Bretagne, non pour les bretons qui m’ont paru des animaux rébarbatifs. À propos d’archéologie celtique, j’ai publié dans l’Artiste, en 1858[2], une assez bonne blague sur les pierres branlantes, mais je n’ai pas le numéro et ne me souviens même plus du mois.

J’ai lu d’une traite les dix volumes de l’Histoire de ma vie, dont je connaissais les deux tiers environ, mais par fragments. Ce qui m’a surtout frappé, c’est la vie de couvent.

J’ai sur tout cela quantité d’observations à vous soumettre qui me reviendront.


  1. Réponse à une lettre de George Sand, daté 2 septembre 1866 (Correspondance George Sand-Flaubert, p. 13).
  2. Les Pierres de Carnac et l’Archéologie celtique (L’Artiste, 18 avril 1858). — Fragment du chapitre v de Par les Champs et par les Grèves.