Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0869

Louis Conard (Volume 5p. 240-242).

869. À GEORGE SAND.
Croisset, samedi soir [29 septembre 1866].

L’envoi des deux portraits m’avait fait croire que vous étiez à Paris, chère maître, et je vous ai écrit une lettre qui vous attend rue des Feuillantines.

Je n’ai pas retrouvé mon article sur les dolmens. Mais j’ai le manuscrit entier de mon voyage en Bretagne parmi mes « œuvres inédites ». Nous en aurons à dégoiser quand vous serez ici. Prenez courage.

Je n’éprouve pas, comme vous, ce sentiment d’une vie qui commence, la stupéfaction de l’existence fraîche éclose. Il me semble, au contraire, que j’ai toujours existé ! Et je possède des souvenirs qui remontent aux pharaons. Je me vois à différents âges de l’histoire très nettement, exerçant des métiers différents et dans des fortunes multiples. Mon individu actuel est le résultat de mes individualités disparues. J’ai été batelier sur le Nil, leno à Rome du temps des guerres puniques, puis rhéteur grec dans Suburre, où j’étais dévoré de punaises. Je suis mort, pendant la croisade, pour avoir mangé trop de raisin sur la plage de Syrie. J’ai été pirate et moine, saltimbanque et cocher. Peut-être empereur d’Orient, aussi.

Bien des choses s’expliqueraient si nous pouvions connaître notre généalogie véritable. Car les éléments qui font un homme étant bornés, les mêmes combinaisons doivent se reproduire. Ainsi l’hérédité est un principe juste qui a été mal appliqué.

Il en est de ce mot-là comme de bien d’autres. Chacun le prend par un bout et on ne s’entend pas. Les sciences psychologiques resteront où elles gisent, c’est-à-dire dans les ténèbres et la folie, tant qu’elles n’auront pas une nomenclature exacte, qu’il sera permis d’employer la même expression pour signifier les idées les plus diverses. Quand on embrouille les catégories, adieu la morale !

Ne trouvez-vous pas au fond que, depuis 89, on bat la breloque ? Au lieu de continuer par la grande route, qui était large et belle comme une voie triomphale, on s’est enfui par les petits chemins, et on patauge dans les fondrières. Il serait peut-être sage de revenir momentanément à d’Holbach. Avant d’admirer Proudhon, si on connaissait Turgot ?

Mais le Chic, cette religion moderne, que deviendrait-elle !

Opinions chic (ou chiques) : être pour le catholicisme (sans en croire un mot), être pour l’esclavage, être pour la maison d’Autriche, porter le deuil de la reine Amélie, admirer Orphée aux Enfers, s’occuper de comices agricoles, parler sport, se montrer froid, être idiot jusqu’à regretter les traités de 1815. Cela est tout ce qu’il y a de plus neuf.

Ah ! vous croyez, parce que je passe ma vie à tâcher de faire des phrases harmonieuses, en évitant les assonances, que je n’ai pas, moi aussi, mes petits jugements sur les choses de ce monde ? Hélas oui ! et même je crèverai enragé de ne pas les dire.

Mais assez bavardé, je vous ennuierais à la fin.

La pièce de Bouilhet passera dans les premiers jours de novembre. C’est donc dans un mois que nous nous verrons.

Je vous embrasse très fort, chère maître.