Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0797
Je n’avais pas besoin de votre lettre pour savoir que vous êtes un bon cœur et un excellent esprit. Mes brutalités, ou plutôt ma grossièreté, comptaient bien là-dessus[1]. Si j’avais douté de votre intelligence, je ne vous aurais pas écrit si vertement, et, puisque vous acceptez mes baisers quand même, je vous en envoie quatre, un sur chaque joue et deux autres, un peu plus longs, placés un peu plus bas.
Voilà tout ce que j’ai voulu vous dire : je regarde ledit Béranger comme funeste ; il a fait accroire à la France que la poésie consistait dans l’exaltation rimée de ce qui lui tenait au cœur. Je l’exècre par amour même de la démocratie et du peuple. C’est un garçon de bureau, de boutique, un bourgeois s’il en fut ; sa gaieté m’est odieuse. Après Voltaire, il faut clore la gaudriole religieuse. Quel argument contre la philosophie, pour les Veuillot, qu’un tel homme ! Et puis, encore un coup, pourquoi ne pas admirer les grandes choses et les vrais grands poètes ? Mais la France, peut-être, n’est pas capable de boire un vin plus fort ! Béranger et Horace Vernet seront pour longtemps son poète et son peintre. Ce qui m’avait indigné dans votre article, c’était la comparaison que vous en faisiez avec Bossuet et Chateaubriand, qui sont cependant loin d’être des dieux pour moi. Je maintiens que le premier écrivait mal, quoi qu’on dise. Mais il serait temps de s’entendre sur le style. N’importe ! Je ne compare pas ces patriciens à ce boutiquier.
Je n’ai pas attendu la réaction pour avoir un avis ; en 1840, il y a vingt-quatre ans, je me suis fait presque mettre à la porte pour l’avoir attaqué chez un de ses amis. C’était chez le préfet de la Corse, devant tout le conseil général. Je vous dirai même que, maintenant, assez souvent, je défends ledit Béranger, car on est encore bien plus bas que son idéal.
Il y a, du reste, dans un des derniers volumes de Sainte-Beuve, une page exquise, où le Béranger que je conçois est admirablement décrit. J’y suis nommé en toutes lettres et cela m’a fait beaucoup rire tant c’est vrai !
Je vous accorde qu’il valait mieux que les gloires du jour ; l’éloge est mince, mais c’est jusque-là que je peux aller.
D’où vient qu’on est toujours indulgent pour la médiocrité dorée ? Et qu’on sait Béranger par cœur et pas un vers de Saint-Amant, pas une page de Rabelais ? Pourquoi M. Thiers est-il notre grand historien ? etc., etc. Quelle vanité que la littérature et que la gloire !
Le cavalier Marini a eu plus d’honneurs en France que tous ses écrivains réunis. Qui est-ce qui lit Byron, maintenant ? Même en Angleterre ! De tout cela, je conclus, suivant le père Cousin, que « le Beau est fait pour quarante personnes par siècle en Europe ». Je monte dans ma tour d’ivoire et ferme ma fenêtre… car autrement, autant se casser la margoulette, ou devenir fou. Mais quand vous ferez de la critique, par humanité tâchez un peu de hausser vos lecteurs jusqu’à vous, au lieu de descendre jusqu’à eux. Pensez à votre sacerdoce, comme dirait M. Prud’homme, et aimez-moi toujours, car je suis vôtre.
- ↑ Flaubert avait écrit sévèrement à Amélie Bosquet, à la suite d’un article de celle-ci, intitulé : « Béranger, ses amis, ses ennemis et ses critiques, par Arthur Arnould », article publié dans le Journal de Rouen du 1er août 1864. On y lit cette phrase, qui avait indigné Flaubert : « Entassez Bossuet sur Pascal et Chateaubriand sur Bossuet, vous ne trouverez rien, par exemple, qui vous fasse sentir plus vivement ce qu’il y a de fugitif dans la destinée humaine que ces deux simples vers [de Béranger] :
Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse,
Vous vieillirez, et je ne serai plus. »