Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0798
Je regrette bien que vous ne puissiez faire avec moi ce petit voyage à Villeneuve. Je m’embête tellement en chemin de fer qu’au bout de cinq minutes je hurle d’ennui. On croit, dans le wagon, que c’est un chien oublié ; pas du tout, c’est M. Flaubert qui soupire ! Voilà pourquoi je désirais votre compagnie, mon cher vieux. Cela dit, passons (style Hugo).
J’enverrai votre lettre à Mme Régnier, et je ne doute pas que, dans son envie d’être imprimée, elle ne cède à vos exhortations ; mais si elle me demande mon avis là-dessus, je lui conseillerai de vous envoyer promener carrément (en admettant même que vous ayez raison). Oui, mon bon, et cela par système, entêtement, orgueil, et uniquement pour soutenir les principes.
Ah ! que j’ai raison de ne pas écrire dans les journaux et quelles funestes boutiques (établissements) ! La manie qu’ils ont de corriger les manuscrits qu’on leur apporte finit par donner à toutes les œuvres la même absence d’originalité. S’il se publie cinq romans par an dans un journal, comme ces cinq livres sont corrigés par un seul homme ou par un comité ayant le même esprit, il en résulte cinq livres pareils. Voir comme exemple le style de la Revue des Deux Mondes. Tourgueneff m’a dit dernièrement que Buloz lui avait retranché quelque chose dans sa dernière nouvelle. Par cela seul, Tourgueneff a déchu dans mon estime. Il aurait dû jeter son manuscrit au nez de Buloz, avec une paire de gifles en sus et un crachat comme dessert ! Mme Sand aussi se laisse conseiller et rogner ! J’ai vu Chilly lui ouvrir des horizons esthétiques ! et elle s’y précipitait ! Il en était de même de Théo, au Moniteur, du temps de Turgan, etc. N… de D… ! De la part de pareils génies, je trouve que cette condescendance touche à l’improbité. Car, du moment que vous offrez une œuvre, si vous n’êtes pas un coquin, c’est que vous la trouvez bonne. Vous avez dû faire tous vos efforts, y mettre toute votre âme. Une individualité ne se substitue pas à une autre. Un livre est un organisme compliqué. Or toute amputation, tout changement pratiqué par un tiers le dénature. Il pourra être moins mauvais, n’importe, ce ne sera pas lui !
Mme Régnier n’est pas en cause, mais je vous assure, mon bon, que vous êtes sur une pente et que vous autres, journaux, vous contribuez par là encore à l’abaissement des caractères, à la dégradation, chaque jour plus grande, des choses intellectuelles.
Je vous montrerai le manuscrit de la Bovary, orné des corrections et suppressions de la Revue de Paris. C’est curieux. On m’objectait, pour me calmer, l’exemple d’Arn. Frémy et d’Éd. Delessert.
Il est certain que Chateaubriand aurait gâté un manuscrit de Voltaire et que Mérimée n’aurait pu corriger Balzac. Bref, nous nous sommes si bien fâchés que mon procès est sorti. Ces messieurs avaient tort, et pourtant quels malins ! Laurent-Pichat, le bon Du Camp et le père Kauffmann de Lyon, fort en soieries, Fovard, notaire. Là-dessus, mon vieux, je vous bécote.