Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0766

Louis Conard (Volume 5p. 112-114).

766. À MADEMOISELLE AMÉLIE BOSQUET.
Croisset, lundi soir [26 octobre 1863].

Eh bien, et Paris ? et votre logement, et la solitude, et tout le reste ? vous y faites-vous ?

Vous avez dû éprouver un étrange écœurement quand, toutes vos affaires une fois rangées, vous vous êtes vue seule dans un gîte inconnu, avec la grande ville tout autour de vous. Je connais cela. En fait de sensations profondément amères il en est peu que je n’aie senties. Ayez bon courage cependant, vous vous habituerez a votre nouvelle existence, difficilement il est vrai, mais cela viendra. Et puis, vous ne pouviez plus rester à Rouen ; l’ennui vous submergeait. J’ai bien pensé à vous, mercredi dernier, jour de votre départ, je crois. Le dimanche précédent je vous avais vaguement attendue tout l’après-midi ; espoir trompeur.

Donnez-moi, ou plutôt donnez-nous (car ici on parle de vous souvent) des nouvelles de votre aimable personne. Je compte la baiser sur les deux joues dans un mois au plus tard.

J’ai fini aujourd’hui tant bien que mal le Château des cœurs. J’en suis honteux, cela me semble immonde, c’est-à-dire léger, petiot. Le manque absolu de distinction, chose indispensable à la scène, est peut-être la cause de cette lamentable impression. La pièce n’est pas mal faite, mais comme c’est vide ! Tout cela ne m’ôte nullement l’espoir de la réussite ; au contraire, c’est une raison pour y croire. Mais je suis humilié intérieurement : j’ai fait quelque chose de médiocre, d’inférieur.

Je vais maintenant m’occuper de la préface, qui sera, je l’espère, un travail plus sérieux, et jeudi prochain j’irai à la Bibliothèque, où je verrai votre vieil ami. Vous souvient-il que c’est là l’endroit de notre première entrevue ? On vous a apporté des mirlitons, le sucre en poudre faisait une moustache blanche à votre joli bec, vous étiez charmante, à donner envie de vous croquer comme les gâteaux.

Ce pauvre Rouen ! Comme vous y songez, n’est-ce pas ? Il en est toujours ainsi, les choses dans l’éloignement seules sont belles, pays et amours, peut-être.

Je m’y suis trimbalé jeudi dernier (non pas dans les amours mais dans Rouen) pour le montrer à des étrangers, au docteur Willemin (de Vichy). Il y avait bien longtemps que je n’avais fait pareille promenade ; cela m’a reporté à ma jeunesse, à mon temps de collège, etc.

Si vous attendez de moi des nouvelles locales, j’en suis bien fâché, mais je les ignore toutes. Je me suis privé d’aller mercredi dernier à un bal terrible où toute la Rouennerie, toute la Havrerie et toute l’Elbeuferie était conviée. La vue d’une grande masse de bourgeois m’écrase ; je ne suis plus assez jeune ni assez sain pour de pareils spectacles. Quant au grotesque qu’on y peut recueillir, je le sais par cœur.

Avez-vous lu le dernier volume de Michelet ? C’est bien amusant. Il a le don de charmer, celui-là.

Et votre roman à l’Opinion Nationale, que devient-il ? En commencez-vous un autre ? Que faites-vous ? etc., etc.

Mille tendresses de votre

G. F.