Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0765

Louis Conard (Volume 5p. 110-112).

765. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Croisset, 23 octobre 1863.

Je suis honteux d’être depuis si longtemps sans vous écrire. Je pense à vous souvent, mais j’ai été depuis deux mois et demi absorbé par un travail dont j’ai vu la fin hier seulement. C’est une féerie que l’on ne jouera pas, j’en ai peur. Je la ferai précéder d’une préface, plus importante pour moi que la pièce. Je veux seulement attirer l’attention publique sur une forme dramatique splendide et large, et qui ne sert jusqu’à présent que de cadre à des choses fort médiocres. Mon œuvre est loin d’avoir le sérieux qu’il faudrait et, entre nous, j’en suis un peu honteux.

Je n’attache à cela, du reste, qu’une importance fort secondaire. C’est pour moi une question de critique littéraire, pas autre chose. Je doute qu’aucun directeur en veuille et que la censure la laisse jouer. On trouvera certains tableaux d’une satire sociale trop directe. Cela est, chère Demoiselle, la bagatelle qui m’a occupé depuis le mois de juillet. Maintenant, parlons de choses plus graves, à savoir de vous et de vos préoccupations.

Le livre de mon ami Renan ne m’a pas enthousiasmé comme il a fait du public. J’aime que l’on traite ces matières-là avec plus d’appareil scientifique. Mais, à cause même de sa forme facile, le monde des femmes et des légers lecteurs s’y est pris. C’est beaucoup et je regarde comme une grande victoire pour la philosophie que d’amener le public à s’occuper de pareilles questions.

Connaissez-vous la Vie de Jésus du docteur Strauss ? Voila qui donne à penser et qui est substantiel ! Je vous conseille cette lecture aride, mais intéressante au plus haut degré. Quant à Mlle de la Quintinie[1]… franchement, l’Art ne doit servir de chaire à aucune doctrine sous peine de déchoir ! On fausse toujours la réalité quand on veut l’amener à une conclusion qui n’appartient qu’à Dieu seul. Et puis, est-ce avec des fictions qu’on peut parvenir à découvrir la vérité ? L’histoire, l’histoire et l’histoire naturelle ! Voilà les deux muses de l’âge moderne. C’est avec elles que l’on entrera dans des mondes nouveaux. Ne revenons pas au moyen âge. Observons, tout est là. Et après des siècles d’études il sera peut-être donné à quelqu’un de faire la synthèse. La rage de vouloir conclure est une des manies les plus funestes et les plus stériles qui appartiennent à l’humanité. Chaque religion et chaque philosophie a prétendu avoir Dieu à elle, toiser l’infini et connaître la recette du bonheur. Quel orgueil et quel néant ! Je vois, au contraire, que les plus grands génies et les plus grandes œuvres n’ont jamais conclu. Homère, Shakespeare, Gœthe, tous les fils aînés de Dieu (comme dit Michelet) se sont bien gardés de faire autre chose que représenter. Nous voulons escalader le ciel ; eh bien, élargissons d’abord notre esprit et notre cœur ! Hommes d’aspirations célestes, nous sommes tous enfoncés dans les fanges de la terre jusqu’au cou. La barbarie du moyen âge nous étreint encore par mille préjugés, mille coutumes. La meilleure société de Paris en est encore à «  remuer le sac » qui s’appelle maintenant les tables tournantes. Parlez du progrès, après cela ! Et ajoutez a nos misères morales les massacres de la Pologne, la guerre d’Amérique, etc.

Quant à vous, chère âme endolorie, c’est le passé qui vous fait souffrir, à savoir les obligations d’un culte où votre cœur est attaché, mais qui révolte votre esprit. De la, divorce et supplice. Vous ne pouvez vous passer de prêtre, et le prêtre vous est odieux. Soyez à vous-même votre prêtre. Ou bien « abêtissez-vous », comme dit Pascal. Mais vous vous écartez de tous les remèdes. Le soleil vous fait du bien et vous restez dans un climat mélancolique, etc., etc. Du courage ! et l’allégement à vos maux ! voilà ce que souhaite du fond de son âme celui qui est tout à vous.


  1. De George Sand.