Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0764

Louis Conard (Volume 5p. 108-109).

764. À MICHELET.
Croisset, mardi [début d’octobre 1863].
Mon cher maître,

J’ai reçu votre cadeau[1] avant-hier, et (comme les précédents) je l’ai dévoré de suite, tout d’une haleine.

Éblouissement et enchantement, telle est la première impression.

On vous retrouve là entièrement, avec toutes vos grâces et toute votre force ; j’admire (plus qu’un autre, et en homme du métier) cet art qui se dissimule sous une simplicité apparente, ce relief des images saillissant par un mot, quantité d’horizons qui se déploient entre les paragraphes, ce don de faire vivre enfin, qui est la marque des élus en fait de style, votre secret à vous, votre qualité suprême.

Comme tout cela est clair, substantiel, amusant !

Jusqu’à présent je n’avais pas saisi les rapports intimes entre l’Espagne et la France, la différence essentielle de l’Angleterre, ni la physionomie de Dubois qui est, chez vous, toute neuve, il me semble, ni dans quelle mesure le régent était un drôle et sa fille une drôlesse.

Quant au système de Law, voilà la première fois que je le comprends, ce qui n’est pas de votre part un médiocre tour de force.

Quelle charmante chose que le tableau de Paris pendant le système, avec tout ce que vous dites des cafés, des enlèvements, etc. !

Manon Lescaut, enfin, se trouve analysée jusque dans ses entrailles ; ce jugement-là est à mettre par-dessus tous les autres et les dépasse, on n’a plus à y revenir ; à tout ce que vous touchez, vous laissez une empreinte ineffaçable.

Je suis obsédé par votre peste de Marseille comme par le souvenir d’un cauchemar. Vous avez atteint là, ô maître, au dernier terme du pathétique. Aucune description classique de la peste ne m’avait causé un tel frisson ; non seulement on la voit, mais on la sent. Des tableaux entiers, toute une vie, tout un monde en deux lignes : « Sans souci d’odorat, dans sa chambrette obscure, la jolie femme au teint jaune, etc. ». Et quelle psychologie que celle-là (p. 318 et 319) : « Des groupes d’amies, de sœurs », etc. !

Et à travers toutes ces merveilles d’intuition, de reproduction et de langage, l’idée principale, le substratum, le but (la révolution qui vient) ne se perd pas de vue une minute ; tout se rattache à cela dans votre livre, c’est comme l’épine dorsale de ce colosse.

Donnez-nous-en d’autres, cher maître. Croyez bien que je vous admire autant que je vous aime, et acceptez, je vous prie, deux très fortes poignées de main que vous envoie

Votre tout dévoué.

Seriez-vous assez bon pour présenter tous mes respects à Mme Michelet ?


  1. Histoire de France au XVIIIe siècle : la Régence.