Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0754

Louis Conard (Volume 5p. 89-91).

754. À JULES DUPLAN.
[Croisset, fin mars-début d’avril 1863.]

Tu es bien gentil de m’envoyer des feuilles farces. On me dit que le Sieur Vitet m’a attaqué dans sa réponse à Octave Feuillet[1] ; envoie-moi ça. À propos d’attaque, sais-tu que j’ai été dénoncé, comme corrupteur des mœurs, dans deux églises ? 1o  église Sainte-Clotilde, 2o  église de la Trinité (rue de Clichy). Là, le prédicateur s’appelait l’abbé Becel ; j’ignore le nom de l’autre. Tous deux ont tonné contre l’impudicité des mascarades, contre le costume de Salammbô ! Ledit Becel a rappelé la Bovary et prétend que cette fois je veux ramener le paganisme. Ainsi l’Académie et le clergé m’exècrent. Ça me flatte et ça m’excite !

Quel discours que celui de Feuillet, nom de Dieu ! Quelle platitude ! J’en étais indigné pour le père Scribe.

J’oubliais de te dire que je trouve ta conduite indécente : tu n’écris pas à ton vieux. Comment vas-tu ? et Mme Cornu ? et la note relative à Théo, etc., et la traduction allemande ? (Comme il n’existe point de traité avec la Prusse, M. Richtle est parfaitement libre quant à l’argent ; que Mme Cornu arrange l’affaire[2] comme elle l’entendra.)

Quant à moi, je suis dans la confection simultanée de mes deux plans ; c’est à cela que je passe toutes mes soirées. Je ne sais pour lequel me décider.

J’attends Monseigneur dans quinze jours ; alors je prendrai un parti.

Dans la journée, je lis de l’anglais, et même du grec ; il m’a pris une rage de Théocrite. Jolie préparation pour peindre les mœurs parisiennes !

Je ne suis pas né pour écrire des choses modernes, décidément ; il m’en coûte trop pour m’y mettre. J’aurais dû, après Salammbô, me mettre immédiatement à Saint Antoine ; j’étais en train, ce serait fini maintenant.

Je m’ennuie à crever ; mon oisiveté (qui n’en est pas une, car je me creuse la cervelle comme un misérable), ma non-écriture, dis-je, me pèse. Sacré état !

Je compte sur toi cet été. Adieu, tâche d’être plus gai que moi. Je t’embrasse tendrement, mon cher vieux.


  1. Discours de réception d’Octave Feuillet à l’Académie française, 26 mars 1863 ; il y succédait à Scribe. Le directeur de la Compagnie, Vitet, lui répondit.
  2. Droits relatifs à la traduction de Salammbô en langue allemande.