Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0722

Louis Conard (Volume 5p. 25-27).

722. À ERNEST DUPLAN.
Croisset, 12 juin 1862.
Mon cher Ami,

L’affaire, grâce à vous, me paraît bien emmanchée et j’ai bon espoir ; mais voici les considérations que je soumets à votre judiciaire :

1o Je ne crois point qu’il soit sage de laisser Lévy lire mon manuscrit.

Pourquoi cette exception défavorable ? Car jamais un éditeur ne lit les œuvres qu’il imprime. Quand je me suis abouché avec Lévy pour la Bovary (j’étais alors complètement inconnu), je lui ai offert de la lire. Il a refusé en disant que « ce n’était pas la peine ». Notez qu’il n’achète nullement Salammbô, mais la valeur vénale que ma première publication donne à la seconde.

Je ne crois pas qu’il abuse de mon manuscrit, mais voici ce qui arriverait. Quelle que soit son opinion, il commencera par faire de mon livre de grands éloges, en ayant bien soin d’ajouter que « ça ne marchera pas sur le public ». Puis il ira chez ses confrères déprécier ma denrée et, de guerre lasse, il me faudra enfin revenir à sa boutique et en passer par ses conditions, à lui. Je crois ce petit aperçu grave. Quid dicis ?

2o Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que : la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : « J’ai vu cela » ou « cela doit être ». Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration.

Je n’y avais pas pris garde lorsque j’ai vendu Madame Bovary. Lévy, heureusement, n’y a point songé non plus. Mais j’ai arrogamment refusé cette permission à Préault qui me la demandait pour un de ses amis.

3o Quant aux traductions et aux pièces de théâtre, je serai là-dessus aussi coulant que l’on voudra, parce que, jusqu’à présent, je n’ai point vu le nez d’une seule traduction et que le fameux droit de traduction réservé, inscrit à la première page de tous les bouquins modernes, me paraît une amère plaisanterie, une décevante blague. J’en avais une de la Bovary (en anglais) faite sous mes yeux et qui était un chef-d’œuvre. J’avais prié Lévy de s’arranger avec un éditeur de Londres pour la faire paraître. Néant ! Donc, comme je ne compte de ce côté-là sur rien, je suis prêt à abandonner tout.

Cependant, comme j’ai une promesse envers Mme Cornu relativement à une dame allemande de ses amis, je me réserve le choix du traducteur en allemand.

J’ai aussi une espèce d’engagement avec Reyer pour un opéra. Il serait même possible que Salammbô, mise en musique, inaugurât la nouvelle salle, car le libretto que l’on a donné audit Reyer lui plaît médiocrement et il est affriandé par l’idée de Carthage. Ainsi, réserve pour Reyer.

4o J’aime mieux une somme fixe que tant par exemplaire. En effet, qui peut prouver jamais le nombre d’exemplaires vendus ?

5o Quant à la somme, vous pouvez en rabattre. Au lieu de 25 à 30 mille francs, demandez-en vingt mille. Nous verrons ce qu’il dira.

En résumé :

Je suis inflexible quant aux illustrations. Pour le prêt du manuscrit, je rechigne, et je crois la chose dangereuse. La question de traduction et de pièces est à voir et le chiffre demandé peut être abaissé.

Il me reste, mon cher ami, à vous remercier bien fort et à vous serrer les mains — id. — en me disant tout à vous.

A-t-il été question de l’édition in-8, des 100 exemplaires qui seront donnés et des 25 exemplaires sur papier de Hollande ?