Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0721

Louis Conard (Volume 5p. 23-24).

721. À JULES DUPLAN.
[Croisset] mardi [10 juin 1862].
Mon bon,

Je te ferai observer que ni toi ni ton frère n’avez répondu à une seule des objections que je posais relativement à la remise du manuscrit. (J’ai tort, c’est convenu.)

L’Archevêque est d’avis que je lise moi-même à Lévy des fragments seulement. Je ne comprends pas la nuance, à te dire vrai. Donc, me voilà condamné à subir un examen par-devant tous les éditeurs de Paris ? Quant aux illustrations, m’offrirait-on cent mille francs, je te jure qu’il n’en paraîtra pas une. Ainsi, il est inutile de revenir là-dessus. Cette idée seule me fait entrer en frénésie. Je trouve cela stupide, surtout à propos de Carthage. Jamais, jamais ! Plutôt rengainer le manuscrit indéfiniment au fond de mon tiroir. Donc, voilà une question scindée !

De plus, il est une facétie dont je commence à être las, à savoir celle de l’obscénité. Comme maître Lévy paye fort peu mon avocat, quand j’ai un procès, je trouve mauvais qu’il ait des inquiétudes. Car, si mon immoralité a profité à quelqu’un, c’est à lui, il me semble !

En résumé : concessions d’argent, tant qu’on voudra ; concessions d’art, aucune !

Je commence aujourd’hui les dernières corrections. J’en ai pour quinze jours, après quoi je m’occuperai d’autre chose. Voilà. Donc, ton frère peut répondre à Lévy que les relations sont interrompues, car nous ne paraissons pas disposés à céder ni l’un ni l’autre. On peut encore lui demander combien il offre de la chose sans la connaître. Libre à moi d’accepter ou de refuser. J’irai à un autre éditeur, ou bien j’imprimerai à mes frais, ou j’imprimerai plus tard, ou pas du tout. Tu sais que la rage typographique me ronge très peu, et dieu merci ! Comme j’ai de quoi manger, je peux attendre. Je crois que les em… de la Revue de Paris vont recommencer.

Non ! non ! que ton frère prenne des informations, qu’il voie ailleurs, qu’il soit plus coulant sur le prix. Tout ce qu’il voudra, mais puisque Lévy a peur, je deviens féroce et ne recule pas d’une semelle ; tel est mon caractère. Je sais bien que vous allez me trouver complètement insensé. Mais la persistance que Lévy met à demander des illustrations me f… dans une fureur impossible à décrire. Ah ! qu’on me le montre, le coco qui fera le portrait d’Hannibal, et le dessin d’un fauteuil carthaginois ! il me rendra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte. Je ne me connais plus et je t’embrasse tendrement. Et indigné, faoutre !