Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0696

Louis Conard (Volume 4p. 458-460).

696. À EDMOND ET JULES DE GONCOURT.
[Croisset] Samedi, 10 heures du soir [30 novembre 1861].

Mes chers bons, je me suis transporté ce matin à Rouen et je vous envoie mon travail de cet après-midi. Il y avait trois lettres de M. de La Popelinière, je les ai copiées toutes les trois et j’ai ajouté quelques fragments qui me semblent assez drôles ? Ne m’ayez aucun gré de la chose. Cela m’a amusé, attendri et excité. J’aurais voulu boire les larmes de cette pauvre La Popelinière […]. Bref, ces vieilles écritures et tout ce qu’elles me faisaient entrevoir et rêver m’avaient monté le bourrichon et je me suis laissé polluer par l’histoire, délicieusement.

J’ai copié très exactement l’orthographe et l’absence de ponctuation. Quant au dernier morceau, la lettre de la comtesse des Barres à l’abbé de Choisy, je sais bien que l’on attribue audit abbé une Hist[oire] de la comtesse des Barres, qui serait sa propre histoire, à lui ? Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai lu une lettre d’une écriture très ancienne, à demi effacée et « qui respire la passion » ; elle est donnée par une note mste [manuscrite] de Leber comme étant positivement adressée à l’abbé de Choisy. Ce qu’il y a de plus prudent est de s’en tenir à l’anonyme.

Nos deux lettres ont dû se croiser et je commençais à m’ennuyer de vous, comme vous voyez. Le gros bouquin d’histoire dont vous me parlez, n’est-ce pas pour la Femme au dix-huitième siècle ? Vous marchez sur un terrain solide, vous autres, je vous envie ! Carthage n’en finit ! j’ai commencé hier le dernier chapitre. Mais ça m’ennuie démesurément, je dégobille dessus, voilà. Ah ! quel « ouf ! » je pousserai quand j’aurai mis la barre finale.

Je viens de me livrer à des lectures pathologiques sur la soif et la faim, pour un passage aimable qui me reste à faire. Mais je n’ai pas sous la main un recueil où il y a peut-être quelque chose ? Transition adroite pour vous prier (par pari refertur, ou autrement : Bal paré à la Préfecture) de voir à la bibliothèque de l’École de médecine, dans la Bibliothèque médicale, t. LXVII le « journal d’un négociant qui s’est laissé mourir de faim ». Si vous y trouvez des détails chic, envoyez-les-moi. J’ai cependant tout ce qu’il me faut, mais qui sait ?

Je ne sais encore quand je vous reverrai. Pas avant la fin de janvier, certainement. Et puis, ceci est un conseil que je vous demande et un fait à enquérir, comme disent les philosophes : si les Misérables se mettent à paraître au mois de février et qu’on en publie deux volumes tous les mois, ne trouvez-vous pas impudent et imprudent de risquer Salammbô pendant ce temps-là ? Ma pauvre chaloupe, mon pauvre petit joujou, sera écrasée par cette trirème, par cette pyramide. […]

Je ne deviens pas gai, nom d’un petit bonhomme ! Et le punique m’abrutit. Quand fumerons-nous une pipe ensemble ?

Adieu, je vous embrasse très fort tous les deux.

Le vôtre.